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Pitt monta sur le pont et regarda le feu du mât se balancer contre la voie lactée. S’appuyant au bastingage, il regarda au loin l’île de Corregidor tandis que l’Oregon sortait de la baie de Manille. Sa masse à peine définie se découpait dans la nuit, gardant l’entrée de la baie dans un silence de mort. Quelques lumières clignotaient à l’intérieur de l’île et l’on apercevait la lueur rouge de la tour de transmission. Pitt avait du mal à imaginer la tuerie et la destruction qui avaient ravagé ce petit coin de rochers pendant les années de guerre. Les morts, américains en 1942, japonais en 1945, se comptaient par milliers. Il y avait un petit village de huttes près du quai en ruine où le général Douglas MacArthur avait abordé le torpilleur du commandant Buckley au début de son voyage vers l’Australie et au retour.

Pitt sentit l’odeur acre d’un cigare et se retourna. Un des marins s’approchait de lui et du bastingage. Dans les lumières changeantes, Pitt distingua un homme d’une bonne cinquantaine d’années. Il reconnut Max Hanley, à qui on l’avait présenté plus tôt non pas en tant qu’ingénieur mécanicien ou premier officier, mais en tant que vice-président chargé des méthodes opérationnelles.

Dès qu’on avait atteint la sécurité de la pleine mer, Hanley comme le reste de l’équipage dévoué, s’était complètement transformé en enfilant des vêtements de sport plus appropriés sur un terrain de golf que sur un navire. Il portait des chaussures de tennis, un short blanc et un polo beige. Il tenait une tasse de café. Sa peau était rouge, mais non bronzée, ses yeux bruns et vifs, son nez gros et une petite mèche de cheveux auburn lui balayait le front.

— Ce vieux rocher porte une sacrée page d’Histoire ! dit Hanley. Je viens toujours sur le pont quand nous le doublons.

— Il est plutôt calme, en ce moment, remarqua Pitt.

— Mon père est mort dessus en 42 quand le gros canon qu’il manoeuvrait a été frappé en plein par les bombardiers japonais.

— Beaucoup d’hommes courageux sont morts avec lui.

— En effet, dit Hanley en regardant Pitt dans les yeux. C’est moi qui dirigerai la mise à l’eau de votre submersible. Si mes ingénieurs et moi-même pouvons faire quelque chose pour votre équipement et vos appareils électroniques, n’hésitez pas.

— Oui, il y a quelque chose.

— Allez-y.

— Est-ce que vous pourriez rapidement repeindre le Sea Dog II ? La couleur turquoise de la NUMA est extrêmement visible de la surface en eaux peu profondes.

— Quelle couleur voulez-vous ?

— Un vert moyen, expliqua Pitt, une teinte qui se fonde avec l’eau du port.

— Je vais faire ça tout de suite.

Hanley se retourna et appuya ses épaules au bastingage, regardant le filet de fumée sortant de la cheminée du navire.

— Il me semble qu’il aurait été beaucoup plus simple d’utiliser un de ces véhicules robots sous-marins.

— Ou un véhicule autonome sous-marin, ajouta Pitt en souriant. Mais ni l’un ni l’autre ne serait aussi efficace qu’un submersible pour inspecter le bas de la coque d’un navire aussi vaste que le United States. Le bras articulé du submersible peut aussi s’avérer très utile. Il existe des missions au cours desquelles l’œil humain est supérieur aux caméras vidéo. Et c’est le cas pour cette mission.

Hanley regarda le cadran de sa vieille montre gousset dont la chaîne était attachée à sa ceinture.

— Il est temps de programmer les moteurs et la navigation. Maintenant que nous avons atteint la haute mer, le président va vouloir que l’on triple la vitesse.

— On ne doit pas être loin de 9 à 10 noeuds, en ce moment, remarqua Pitt, sa curiosité éveillée.

— Juste pour les curieux, dit Hanley. Quand le vieil Oregon peut être vu du port ou quand il y a des navires autour, on fait comme s’il avait de très vieux moteurs et que ses boulons avaient du mal à rester en place. Il doit ressembler à un vieux rafiot. En réalité, on l’a modifié en lui mettant deux hélices propulsives avec des moteurs à turbines diesels qui peuvent lui faire atteindre plus de 40 noeuds.

— Mais à pleine charge, votre coque s’enfonce dans l’eau et devient difficile à tirer ?

Hanley pencha la tête vers les écoutilles des cales et les caisses de bois arrimées sur le pont.

— Tout est vide. Nous naviguons avec la coque enfoncée grâce à des réservoirs à ballast qui nous donnent l’apparence d’un navire lourdement chargé. Quand on les vide, le navire remonte de 1,80 mètre et file quatre fois plus vite qu’à l’époque de sa construction.

— Un déguisement futé comme un renard !

— Et les dents qui vont avec. Demandez au président Cabrillo de vous montrer comment on mord quand on est attaqué !

— Je n’y manquerai pas.

— Bonne nuit, monsieur Pitt.

— Bonne nuit, monsieur Hanley.

Dix minutes plus tard, Pitt sentit le bateau reprendre vie lorsque la vibration des moteurs augmenta de façon spectaculaire. Le sillage passa d’une cicatrice blanche à un chaudron bouillonnant. La poupe s’enfonça de près d’un mètre, la proue s’éleva d’autant et se teinta de blanc. L’eau se mit à courir le long de la coque, comme poussée par un balai géant. La mer frissonna sous l’auvent des étoiles que soulignait un petit troupeau de nuages d’orage à l’horizon. Cela ressemblait à une carte postale d’un soir sur la mer de Chine du Sud, avec un ciel orange, là-bas, à l’ouest.

L’Oregon approcha des alentours du port de Hong Kong deux jours plus tard, au coucher du soleil. Il avait couvert la distance depuis Manille en un temps remarquable. Deux fois, au moment de croiser d’autres bateaux, en plein jour, Cabrillo avait donné l’ordre de réduire la vitesse. Plusieurs marins passaient alors leurs vieux vêtements sales, se rassemblaient sur le pont et regardaient dans le vague entre les deux bâtiments. Cabrillo appelait cela un spectacle de figurants. Selon une vieille tradition en mer, les équipages de navires se dépassant ou se croisant ne montraient jamais la moindre animation. Seuls leurs yeux bougeaient et clignaient. Les passagers se font de grands signes, mais les marins de navires de commerce font toujours semblant d’être mal à l’aise en regardant l’équipage d’un autre navire. En général, ils se contentent d’un petit geste raide de la main par-dessus le bastingage avant de disparaître dans le ventre de leur bateau. Dès que le navire étranger était à bonne distance du sillage de l’Oregon, Cabrillo ordonnait que l’on reprenne la vitesse rapide de la traversée.

On fit visiter à Pitt et Giordino ce remarquable bâtiment. La timonerie au-dessus de la cabine avant était volontairement laissée sale et noire pour tromper les officiels des ports ou les remorqueurs. Les cabines non utilisées des officiers et de l’équipage sous la timonerie restaient aussi en permanence en désordre pour les mêmes raisons. Cependant, on ne pouvait se permettre de laisser la salle des machines dans le même état de crasse. Le vice-président Hanley ne voulait pas en entendre parler. Si des douaniers ou des inspecteurs venus à bord voulaient voir ses moteurs, Hanley barbouillait la coursive d’assez d’huile usée et de vidange sur le sol et contre les cloisons pour décourager l’officier le plus zélé d’entrer. Personne ne réalisa jamais que l’écoutille au bout de ce couloir donnait sur une salle des machines aussi immaculée que la salle d’opération d’un hôpital.

Les véritables cabines des officiers et de l’équipage étaient cachées derrière les cales du fret. Pour se défendre, l’Oregon regorgeait d’armes. Comme les brigands allemands des deux guerres et les navires de quarantaine anglais de la Première Guerre mondiale, dont les flancs s’ouvraient pour découvrir des canons de 6 pouces et de sinistres lance-torpilles, la coque de l’Oregon cachait une batterie de lance-missiles mer-mer et mer-air. Le navire était remarquablement différent de tous ceux que Pitt avait vus jusque-là. C’était un chef-d’œuvre de tromperie et d’invention. Il ne devait pas avoir son pareil à la surface des mers.

Il dîna rapidement avec Giordino avant d’aller dans la timonerie discuter avec Cabrillo. On lui présenta le chef du navire, Marie du Gard, une jeune femme belge dont les références auraient pu mettre à genoux n’importe quel propriétaire d’hôtels et de restaurants pour la supplier de travailler pour eux. Elle était à bord de l’Oregon parce que Cabrillo lui avait fait une offre impossible à refuser. Elle investissait intelligemment les sommes considérables qu’elle recevait en tant que chef de ce navire afin de pouvoir s’acheter un restaurant en plein Manhattan après deux années encore de missions secrètes.

Le menu était extraordinaire. Giordino avait des goûts simples aussi choisit-il le boeuf mode, braisé avec un aspic et des légumes glacés. Pitt opta pour des ris de veau au beurre noir servis avec des têtes de champignons fourrés au crabe et un artichaut à la sauce hollandaise. Il laissa le chef choisir pour lui un Ferrari-Carano de 1992 mis en bouteilles dans le comté de Somona. Pitt ne se rappelait pas avoir goûté un repas plus savoureux et en tout cas, jamais sur un navire tel que l’Oregon.

Après un expresso, Pitt et Giordino prirent une coursive jusqu’à la timonerie. Là, les tuyaux et les installations métalliques étaient tachés de rouille. La peinture des cloisons, des chambranles et des fenêtres s’écaillait. Le plancher était franchement sale et brûlé de cigarettes. Très peu d’appareils paraissaient modernes. Seul le cuivre de l’habitacle et du vieux télégraphe démodé brillait sous les lampes à l’ancienne équipées d’ampoules de 60 watts.

Le président Cabrillo se tenait sur une aile de pont, une pipe entre les dents. Le navire venait d’entrer dans le chenal de West Lamma, menant au port de Hong Kong. Le trafic était dense et Cabrillo fit mettre en vitesse lente afin de se préparer à prendre le pilote du port. Ses réservoirs à ballast remplis 20 milles avant, l’Oregon ressemblait à n’importe quel vieux navire marchand chargé à bloc qui entrait dans le port animé. Les lumières rouge rubis sur les antennes de télévision et de micro-ondes au sommet du mont Victoria clignotaient pour avertir les avions qui avaient tendance à voler trop bas. Les milliers d’ampoules décorant le superbe Jumbo Floating Restaurant près d’Aberdeen, sur l’île de Hong Kong, se reflétaient dans l’eau comme autant de petits nuages de lucioles.

Il y avait peut-être des risques et des dangers liés à la mission secrète projetée, mais en tout cas, les hommes et les officiers réunis dans la timonerie avaient l’air de ne pas y penser le moins du monde. La salle des cartes et le pont autour de la barre étaient devenus une salle de conférences. On y discutait des divers placements et actions en Asie. Ils étaient tous des investisseurs confirmés et suivaient le marché avec plus d’intérêt qu’ils n’en accordaient à la mission secrète qu’ils allaient mener sur le United States.

Cabrillo, venant de l’aile de pont, s’approcha de Pitt et de Giordino.

— Mes amis de Hong Kong m’ont fait savoir que le United States était amarré au dock de la Qin Shang Maritime, à Kuai Chung, au nord de Kowloon. Tous les officiels du dock ont reçu des pots-de-vin. On nous a attribué un amarrage dans le chenal, à environ 150 mètres du paquebot.

— Ça fait une promenade de 300 mètres en tout pour le submersible, calcula Pitt.

— Les batteries du Sea Dog II  – combien de temps pouvez-vous les faire tenir ? demanda Cabrillo.

— Quatorze heures si on les traite gentiment, répondit Giordino.

— Peut-on vous tracter avec une chaloupe pendant que vous serez sous l’eau et hors de portée des curieux ?

— Un tractage à l’aller et un au retour nous permettrait une heure de plus sous la coque du paquebot, dit Pitt. Mais je dois vous avertir que le submersible pèse lourd. Peut-être trop lourd pour une petite chaloupe.

Cabrillo eut un sourire confiant.

— Vous ne connaissez pas la puissance des moteurs qui équipent nos chaloupes et nos canots de sauvetage.

— Et je ne vais même pas le demander, dit Pitt, mais je suis sûr qu’ils pourraient gagner la coupe de n’importe quelle course sur l’eau.

— Nous vous avons donné assez des secrets techniques de l’Oregon pour que vous écriviez un livre à son sujet, dit Cabrillo en regardant par la fenêtre du pont le bateau pilote sortir du port, virer à 180 degrés et se ranger près de son navire.

On descendit l’échelle et le pilote grimpa à bord alors que les deux bateaux étaient encore en mouvement. Il monta directement sur le pont, salua Cabrillo et prit la barre.

Pitt descendit sur l’aile de pont pour admirer l’incroyable carnaval de couleurs de Kowloon et de Hong Kong tandis que le navire glissait dans le chenal jusqu’à son poste d’amarrage, au nord-ouest du port central. Le long de la rive du port de Victoria, les gratte-ciel étaient illuminés comme une forêt de sapins de Noël. Apparemment, la ville avait peu changé depuis que la République populaire de Chine en avait repris possession en 1997. Pour la plupart des habitants, la vie continuait comme avant. Seuls les riches et les sociétés géantes avaient émigré, vers la côte Ouest des États-Unis surtout.

Giordino rejoignit son ami tandis que le bateau passait le long du terminal de Qin Shang. Le grand transatlantique qui avait été autrefois la gloire de la flotte américaine paraissait gigantesque. Pendant le vol jusqu’à Manille, Giordino et Pitt avaient étudié en détail un long rapport sur le United States. Conçu par le célèbre architecte William Francis Gibbs, il avait été construit à Newport News, aux chantiers des Ship Building & Dry Docks Company qui avaient posé sa quille en 1950. Gibbs, un vrai génie et un personnage très franc, était aux ingénieurs et architectes de marine ce que Frank Lloyd Wright était à l’architecture immobilière. Il rêvait de créer le plus beau et le plus rapide paquebot jamais construit. Il avait réalisé son rêve et son chef-d’œuvre avait été la fierté et l’orgueil de l’Amérique pendant toute l’époque des grands paquebots. Et il représentait vraiment le comble de l’élégance, du raffinement et de la vitesse. Gibbs était obnubilé par le poids et la résistance au feu. Il avait donc fait utiliser l’aluminium chaque fois que c’était possible. Des 1,2 million de rivets enfoncés dans sa coque jusqu’aux canots de sauvetage et leurs rames, aux meubles de cabine et aux installations des salles de bains, chaises hautes des bébés et même les portemanteaux et les cadres des tableaux, tout était en aluminium. Le seul bois utilisé dans tout le bâtiment, c’était le piano Steinway traité contre le feu et le bloc de boucherie du chef. En tout, Gibbs avait réduit le poids de la superstructure de 2 500 tonnes. Le résultat était un navire d’une remarquable stabilité. Énorme pour l’époque  – et encore maintenant – il avait un tonnage de 53 329 tonneaux, mesurait 270 mètres de long et 31 mètres de large, mais n’était pas le plus grand de son espèce. À l’époque de sa construction, le Queen Mary pesait 30 000 tonnes de plus et le Queen Elizabeth était plus long de 22,30 mètres. Les rois de la Cunard Line avaient probablement plus d’ornements et une atmosphère plus baroque, mais le navire américain, s’il avait moins de panneaux de bois et de riches décors, était d’un meilleur goût. Sa vitesse et sa sécurité plaçaient le United  States au-dessus de ses contemporains. Contrairement aux paquebots étrangers rivaux, le Gros U comme l’appelait affectueusement son équipage, offrait à ses passagers 694 cabines luxueuses et l’air conditionné. 19 ascenseurs menaient les passagers d’un pont à l’autre. En plus des habituelles boutiques de cadeaux,  ils disposaient aussi de trois bibliothèques et de deux cinémas ainsi que d’une chapelle. Mais ses deux plus gros avantages étaient, à l’époque de sa construction, un secret militaire. On ne sut que bien des années plus tard qu’on pouvait le transformer en transporteur militaire capable d’emmener 14 000 soldats en quelques semaines. Actionné par huit énormes chaudières créant une vapeur surchauffée,  il avait quatre turbines à engrenages fournissant 240 000 CV, 60 000 pour chacun de ses quatre arbres d’hélices, qui lui permettaient de fendre l’eau à près de 50 milles à l’heure[21].

C’était l’un des rares transatlantiques à pouvoir traverser le canal de Panama et à traverser le Pacifique jusqu’à Singapour et retour sans avoir à refaire du carburant.

En 1952, le United States gagna le prestigieux Ruban Bleu[22] accordé aux navires les plus rapides pour traverser l’Atlantique. Aucun autre paquebot ne l’a gagné depuis.

Dix ans après avoir quitté son chantier de construction, il était déjà anachronique. L’avion commençait à faire concurrence aux lévriers des mers. Dès 1969, l’augmentation des frais de fonctionnement et le désir du public de voyager le plus vite possible – et par avion – sonnèrent le glas du plus grand paquebot d’Amérique. On le mit à la retraite pendant trente ans à Norfolk, en Virginie, avant qu’il ne parte enfin pour la Chine.

Empruntant une paire de jumelles, Pitt étudia l’énorme navire depuis le pont de l’Oregon.

On avait peint sa coque en noir, sa superstructure en blanc et ses deux magnifiques cheminées en rouge, blanc et bleu. Il paraissait aussi beau que le jour où il avait gagné le record transatlantique.

Pitt fut étonné de voir qu’il brillait de toutes ses lumières. Il bruissait d’activité dont l’écho parvenait jusqu’à lui. Il était étrange que les équipes des chantiers de Qin Shang travaillent vingt-quatre heures par jour sans chercher à se cacher. Puis, curieusement, tous les bruits, toute l’activité cessèrent d’un seul coup.

Le pilote fit un signe à Cabrillo qui lança le vieux télégraphe sur « stoppez les machines ». Ce qu’ignorait le pilote, c’est que le télégraphe ne fonctionnait pas et que Cabrillo passa l’ordre à voix basse dans sa petite radio portative. Les vibrations moururent et l’Oregon devint aussi silencieux qu’une tombe et se glissa silencieusement en avant par la seule vitesse acquise. Puis l’ordre vint de ralentir l’arrière, suivi de « stoppez tout ».

Cabrillo donna l’ordre de jeter l’ancre. On entendit le bruit métallique de la chaîne puis un grand bruit d’éclaboussement quand l’ancre frappa l’eau. Il serra la main du pilote après avoir signé les papiers habituels et l’autorisation de s’amarrer. Il attendit que le pilote ait regagné son bateau avant de faire signe à Pitt et Giordino.

— Rejoignez-moi dans la chambre des cartes. Nous allons préparer le programme de demain.

— Pourquoi attendre vingt-quatre heures ? demanda Giordino.

— Demain à la tombée de la nuit suffira amplement, dit le président en secouant la tête. Nous allons recevoir des officiers des douanes. Inutile de leur mettre la puce à l’oreille.

— Je crois que nous avons un problème de communication, dit Pitt.

— Quel problème ?

— Nous devons partir de jour. La nuit, nous n’aurons pas de visibilité.

— Ne pourrez-vous utiliser les lampes sous-marines ?

— Dans l’eau, la nuit, la moindre lumière brille comme un fanal. Nous serions découverts en moins de dix secondes.

— On ne nous verra pas quand nous serons sous la quille, ajouta Giordino. Mais quand nous inspecterons les flancs sous la ligne de flottaison, nous serons vulnérables à toute détection d’en haut.

— Que faites-vous de l’obscurité provoquée par l’ombre de la coque ? demanda Cabrillo. Et que ferez-vous si la visibilité dans l’eau est mauvaise ?

— Il faudra en effet compter sur la lumière artificielle, mais elle serait discernable pour quiconque regarderait par-dessus le bord du dock et qui aurait le soleil au-dessus de la tête.

Cabrillo hocha la tête.

— Je comprends votre dilemme. Dans les romans, on dit que c’est avant l’aube qu’il fait le plus sombre. Nous vous descendrons avec votre submersible et on vous remorquera tout près du United States juste avant le lever du soleil.

— Ça me paraît parfait, dit Pitt avec reconnaissance.

— Puis-je vous poser une question, monsieur le président ? demanda Giordino.

— Allez-y.

— Si vous ne transportez aucune marchandise, comment justifiez-vous votre entrée et votre sortie du port ? Cabrillo eut un sourire rusé.

— Les caisses vides que vous voyez sur le pont et celles qui sont dans les cales au-dessus de nos cabines cachées sont des leurres. Nous les déchargeons sur le dock puis elles sont remises à un agent qui travaille pour moi et transportées jusqu’à un entrepôt. Après un temps raisonnable, les caisses seront marquées différemment, reviendront au dock et seront rechargées à bord. Pour les Chinois, nous aurons déchargé une marchandise et en aurons rechargé une autre.

— Votre organisation ne cessera jamais de m’étonner, admit Pitt.

— On vous a montré notre salle d’ordinateurs à l’avant du navire, dit Cabrillo. Vous savez donc que 90 % des manœuvres sont faites par le système automatique informatisé. Nous ne sommes en manuel que lorsque nous entrons ou sortons d’un port.

Pitt tendit les jumelles à Cabrillo.

— Vous êtes un vieux professionnel des activités furtives et secrètes. Ne trouvez-vous pas bizarre que Qin Shang transforme le United States en transporteur de clandestins de luxe sans se cacher, sous les yeux de quiconque passe par ici ? Des équipages de navires marchands, des passagers des ferries et des bateaux de touristes ?

— C’est vrai que ça paraît bizarre, admit Cabrillo.

Il baissa les jumelles, tira sur sa pipe et regarda de nouveau.

— Il est également étrange que toutes les activités à bord aient l’air de s’être arrêtées. Et pas de signe de surveillance rapprochée non plus !

— Ça vous dit quelque chose ? demanda Giordino.

— Ça me dit que soit Qin Shang est curieusement négligent, soit qu’il s’est montré plus malin que nos excellentes agences de renseignements, répondit Cabrillo.

— Nous en saurons davantage quand nous aurons inspecté le fond de son bateau, conclut Pitt. S’il a l’intention de faire passer des clandestins dans les pays étrangers sous le nez des officiers de l’immigration, il doit avoir une technique pour les faire sortir du navire sans qu’on les voie. Cela ne peut signifier qu’une sorte de sas étanche sous la ligne de flottaison jusqu’à la côte ou peut-être même un sous-marin.

Cabrillo vida sa pipe en frappant le bastingage et regarda les cendres tournoyer jusqu’à l’eau du port. Puis il considéra d’un air pensif l’ancienne vedette des paquebots américains, sa superstructure et ses deux superbes cheminées illuminées comme un plateau de cinéma.

— Vous comprenez, je suppose, dit-il lentement et gravement, que si quelque chose va de travers, un contretemps mineur, un détail oublié et que vous vous fassiez épingler pour ce qui sera considéré par la République populaire de Chine comme un acte d’espionnage, vous serez traités comme des espions ?

— Torturés et fusillés, c’est ça ? demanda Giordino. Cabrillo acquiesça.

— Et personne, au sein de notre gouvernement, ne lèvera le petit doigt pour arrêter l’exécution.

— Al et moi sommes parfaitement au courant des conséquences, dit Pitt. Mais vous-même avez le triste privilège de risquer votre équipage et votre navire. Je ne vous en voudrais pas une seconde si vous décidiez de nous planter là et de repartir dans le soleil couchant.

Cabrillo sourit d’un air rusé.

— Êtes-vous sérieux ? Vous planter là ? Ça ne me traverserait même pas l’esprit. Même pour la somme énorme qu’un certain fond secret du gouvernement nous paie, l’équipage et moi. En ce qui me concerne, cette opération présente bien moins de risques que le braquage d’une banque.

— C’est un nombre à sept chiffres ? demanda Pitt.

— Plutôt à huit, répondit Cabrillo, suggérant une rémunération de plus de dix millions de dollars. Giordino adressa à Pitt un regard triste.

— Quand je pense à notre salaire mensuel pitoyable à la NUMA, je ne peux m’empêcher de me demander où nous nous sommes trompés !

**

Cachés par l’obscurité d’avant l’aube, le submersible Sea Dog II avec Pitt et Giordino à l’intérieur, fut tiré de sa caisse par une grue, balancé pardessus le flanc du navire et lentement descendu dans l’eau. Un marin debout sur le submersible décrocha le câble et fut ramené à bord. Puis la chaloupe de l’Oregon vint se ranger contre le petit véhicule et y attacha un câble de remorquage. Giordino se tenait dans l’écoutille ouverte, 90 centimètres au-dessus de l’eau, tandis que Pitt continuait la vérification des instruments et de l’équipement.

— Prêt quand vous voudrez, annonça Max Hanley depuis la chaloupe.

— On va descendre à 10 pieds, dit Giordino. À ce niveau-là, vous pourrez y aller.

— Compris.

Giordino ferma l’écoutille et s’étendit près de Pitt dans le submersible qui avait l’apparence d’un gros cigare siamois avec des ailes trapues de chaque côté, courbées à la verticale aux bouts. Le véhicule, long de 6 mètres et large de 2,5 mètres, pesait 1 600 kilos. Il aurait pu paraître disgracieux à la surface, mais, sous l’eau, il plongeait et virait avec la grâce d’un baleineau. Il était mû par trois propulseurs dans la queue double qui poussaient l’eau par une prise d’admission à l’avant et la renvoyait par l’arrière. Par un léger contrôle des deux poignées, l’une contrôlant le tangage et la plongée, l’autre la profondeur et les virages, en plus du levier de vitesse, le Sea Dog II pouvait glisser sans à-coups à quelques pieds sous la surface de la mer ou plonger à deux milles en quelques minutes.

Les pilotes, couchés sur le ventre, la tête et les épaules tournées vers l’avant en verre transparent, jouissaient d’une vue bien plus large que dans la plupart des submersibles qui ne disposent que de petits hublots pour voir devant eux.

La visibilité sous la surface était presque nulle. L’eau enveloppa le submersible comme une épaisse couverture. En regardant devant eux et au-dessus, ils distinguaient à peine la silhouette sombre de la chaloupe. Puis ils entendirent un sourd grondement lorsque Cabrillo augmenta la puissance du gros moteur Rodex, de 8 832 cm3 et 1 500 CV qui animaient la chaloupe à double poupe. L’hélice déchira l’eau, l’arrière s’enfonça et la chaloupe parut se tendre avant de bondir en entraînant derrière elle le submersible. Comme une locomotive qui tire un long train de wagons pour franchir une pente, la chaloupe lutta pour prendre de l’élan, augmentant enfin sa vitesse jusqu’à ce qu’elle puisse tirer le poids mort du submersible à la vitesse respectable de 8 noeuds. Ce que Pitt et Giordino ne virent pas, c’est que Cabrillo n’était qu’au tiers de la puissance que pouvait développer son puissant moteur.

Pendant le bref voyage entre l’Oregon et le United States, Pitt régla le programme d’analyse de l’ordinateur embarqué qui devait décider automatiquement du niveau d’oxygène, régler les systèmes électroniques et le contrôle de profondeur. Giordino activa le bras de transmission en lui faisant faire une série de manœuvres.

— Est-ce que l’antenne de communication est déployée ? lui demanda Pitt. Allongé près de lui, Giordino hocha brièvement la tête.

— J’ai laissé le câble sorti à une longueur maximum de 18 mètres dès que nous sommes entrés dans l’eau. Il flotte à la surface derrière nous.

— Comment l’as-tu planqué ? Giordino haussa les épaules.

— C’est encore un des tours secrets du grand Albert Giordino. Je l’ai enroulé dans un melon rond évidé.

— Volé au chef, évidemment ? Giordino lança à Pitt un regard ulcéré.

— Pas vu, pas pris. De toute façon, il était trop mûr et elle l’aurait jeté. Pitt parla dans un petit micro.

— Président Cabrillo, vous m’entendez ?

— Comme si vous étiez à côté de moi, monsieur Pitt, répondit immédiatement le président.

Comme ses cinq compagnons dans la chaloupe, il portait le costume d’un pêcheur local.

— Dès que nous atteindrons notre zone de largage, je libérerai l’antenne relais de communication pour que nous restions en contact après que vous soyez retournés sur l’Oregon . Quand je lâcherai l’antenne, son câble lesté s’installera dans la vase et servira de bouée.

— De quelle distance disposez-vous ?

— Sous l’eau, nous pouvons émettre et recevoir jusqu’à 1300 mètres.

— Compris, dit Cabrillo. Restez en ligne, nous ne sommes plus loin de la poupe du paquebot. Je ne pourrai m’approcher à plus de 45 mètres.

— Aucun signe de gardes ?

— Le navire et le quai ont l’air aussi morts qu’une crypte en hiver.

— Je reste en ligne.

Cabrillo fit mieux que ce qu’il avait dit. Il ralentit la chaloupe presque jusqu’à l’arrêt et la fit virer juste en dessous de la poupe du United States.

Le soleil se levait lorsqu’un plongeur passa par-dessus le bord et descendit le long du câble de remorquage jusqu’au submersible.

— Le plongeur est en bas, annonça Cabrillo.

— Nous le voyons, répondit Pitt en regardant par l’avant transparent.

Il regarda le plongeur détacher le mécanisme monté sur le dessus du submersible entre les tubes jumeaux et fit un signe familier signifiant « OK « d’une main avant de disparaître en regrimpant le long du câble.

— Nous sommes lâchés.

— Virez de 40 degrés sur tribord, dit Cabrillo. Vous n’êtes qu’à 24 mètres à l’ouest de la poupe.

Giordino montra, dans la profondeur boueuse, l’ombre immense qui donnait l’impression de passer au-dessus d’eux. La silhouette apparemment interminable était soulignée par la lumière du soleil filtrant entre le quai et la gigantesque coque.

— On le voit.

— Vous êtes seuls, maintenant. Rendez-vous à 4 h 30. Un plongeur vous attendra au point de chute de votre antenne.

— Merci, Jim, dit Pitt, se sentant autorisé à utiliser pour la première fois le prénom du président. Nous n’aurions rien pu faire sans vous et votre équipage exceptionnel.

— Je n’aurais pas voulu que ça se passe autrement, répondit Cabrillo d’une voix chaude.

Giordino regardait, fasciné, le monstrueux gouvernail au-dessus d’eux et pressa le bouton qui ferait tomber l’antenne dans la vase du fond. De là où ils étaient, la coque semblait se prolonger indéfiniment.

— On dirait qu’il est mouillé haut. Tu te rappelles son tirant ?

— Je ne peux que le deviner, dit Pitt. Quelque chose comme 12 mètres, à un cheval près.

— Si j’en juge par ce que je vois, tu peux y ajouter au moins 2 mètres.

Pitt corrigea sa course comme Cabrillo le lui avait conseillé et fit plonger le Sea DogII en eau plus profonde.

— Je ferais bien de me méfier ou nous allons nous cogner la tête.

Pitt et Giordino avaient fait équipe pour d’innombrables plongées dans les abysses et manié toutes sortes de submersibles au cours de diverses missions pour la NUMA. Sans avoir à se parler, chacun accomplissait la tâche pour laquelle il était bien entraîné. Pitt pilotait tandis que Giordino surveillait l’écran des systèmes, s’occupait de la caméra vidéo et actionnait le bras de transmission.

Pitt appuya doucement le levier des gaz vers l’avant, dirigeant le submersible en obliquant et en basculant les trois propulseurs avec les contrôles manuels, sous le gouvernail géant en virant autour des deux vis tribord. Comme un avion volant de nuit, le submersible tourna autour des hélices de bronze à trois pales qui s’étalaient dans l’eau glauque comme de magnifiques éventails incurvés. Le Sea Dog II poursuivit sa course silencieuse dans une eau qui prenait une teinte verte et fantomatique.

Le fond paraissait une terre distante vue à travers le brouillard. Toutes sortes de saletés tombaient des bateaux et des quais au fil des années et tout cela s’enfonçait peu à peu dans la vase. Ils passèrent au-dessus d’une grille de pont rouillée qui servait d’abri à un banc de calmars qui s’amusaient à entrer et sortir des ouvertures carrées. Pitt supposa qu’elle avait été tout simplement jetée depuis longtemps par des ouvriers. Il arrêta les propulseurs et posa l’appareil sur le fond souple au-dessous de la poupe du paquebot. Un petit nuage de boue s’éleva comme une vapeur brune, leur étant pour un instant toute vue par le pare-brise avant.

Au-dessus d’eux, la coque du United States s’étirait dans l’eau bistre comme un linceul de mauvais augure. Le fond désolé dégageait une impression de solitude. Le vrai monde, là-haut, n’existait plus.

— Je crois que nous devrions prendre quelques minutes de réflexion, dit Pitt.

— Ne me demande pas pourquoi, dit Giordino, mais je repense à une vieille plaisanterie idiote de mon enfance.

— Laquelle ?

— Celle du poisson rouge qui a rougi quand il a vu le derrière du Queen Mary[23]. Pitt fit la grimace.

— Histoire simplette d’un esprit simplet ! Tu devrais rôtir au purgatoire pour avoir ressorti cette vieille ânerie ! Giordino fit mine de ne pas entendre.

— Ce n’est pas pour changer de sujet, mais je me demande si ces clowns ont pensé à descendre des capteurs de sons autour de la coque.

— On ne le saura que si on en bouscule un.

— Il fait encore trop sombre pour repérer les détails.

— Je pense que nous pourrions envoyer un rayon de lumière sur la partie la plus basse et commencer à inspecter la quille. Je ne crois pas qu’on puisse nous repérer à une pareille profondeur sous la coque.

— Et dès que le soleil sera plus haut, nous pourrons remonter vers la ligne de flottaison.

— Oui. Ce n’est pas un plan brillant, mais c’est le meilleur étant donné les circonstances.

— Alors il vaudrait mieux se bouger si nous ne voulons pas épuiser nos réserves d’oxygène.

Pitt remit les propulseurs en marche et le submersible s’éleva doucement jusqu’à 1,20 mètre en dessous de la quille. Il s’efforça de garder le Sea Dog II bien en équilibre, regardant sans cesse le moniteur de positionnement pour garder une course droite tandis que Giordino cherchait des yeux, au-dessus de lui, la moindre irrégularité pouvant indiquer une écoutille d’entrée ou de sortie rivetée au fond de la coque, filmant à la vidéo la moindre pièce suspecte. Après quelques minutes, Pitt choisit d’ignorer le moniteur pour suivre plus simplement les joints horizontaux entre les plaques de la coque.

À la surface, les rayons du soleil perçaient les profondeurs et augmentaient la visibilité. Pitt éteignit les lumières extérieures. Les plaques d’acier, noires tout à l’heure dans l’obscurité, prenaient maintenant une teinte rouge sombre, comme si la peinture de protection devenait plus visible. Il y avait un léger courant causé par la marée descendante, mais Pitt tenait le submersible aussi stable que possible pour continuer l’inspection.

Pendant deux heures, ils longèrent le navire d’avant en arrière et d’arrière en avant, comme pour tondre une pelouse. Tous deux demeuraient étrangement silencieux, concentrés sur leur tâche.

Soudain, la voix de Cabrillo brisa le silence.

— Voulez-vous nous dire où vous en êtes, messieurs ?

— Nous n’avons rien à raconter, répondit Pitt. Encore un balayage et nous aurons inspecté tout le fond de la coque. Ensuite, nous passerons aux flancs jusqu’à la ligne de flottaison.

— Espérons que votre nouvelle peinture vous rend difficiles à repérer de la surface.

— Max Hanley et son équipe ont mis un vert plus foncé que celui auquel je pensais, dit Pitt. Mais si personne ne regarde dans l’eau, ça devrait aller.

— Le navire paraît toujours désert.

— Je suis heureux de l’apprendre.

— On se voit dans 2 heures et 18 minutes, dit gaiement Cabrillo. Essayez de ne pas être en retard.

— On y sera, promit Pitt. Al et moi n’avons pas l’intention de traîner par ici plus longtemps qu’il n’est nécessaire.

— On reste à l’écoute. À plus tard. Pitt tourna la tête vers Giordino.

— Où en es-tu de ton oxygène ?

— Ça va, dit brièvement Giordino. La puissance des batteries est régulière, mais l’aiguille se dirige lentement vers le rouge.

Ils avaient fini d’inspecter la quille. Pitt fit monter le petit appareil vers la partie bombée de la coque. L’heure suivante passa trop lentement. Ils ne découvrirent rien sortant de l’ordinaire. La marée tourna et commença à venir de la mer, apportant de l’eau plus claire et augmentant la visibilité à presque 9 mètres. Se balançant autour de la proue, ils commencèrent à inspecter le flanc tribord, celui contre lequel le navire était amarré, évitant de monter à plus de 3 mètres de la surface.

— Il reste combien de temps ? demanda Pitt, tendu, sans prendre le temps de regarder sa montre de plongée Doxa.

— 57 minutes pour le rendez-vous avec la chaloupe de l’Oregon.

— Ce cirque ne valait pas l’effort que nous avons fait. Si Qin Shang se sert du United States pour passer des clandestins, ce n’est pas par un passage sous la coque ni par un bateau de type sous-marin.

— Il ne les ferait tout de même pas sortir par en haut, à la vue de tous ! dit Giordino. Ou alors en petit nombre, pas assez pour que ça paye. Les agents de l’immigration repéreraient la manœuvre moins de dix minutes après que son navire soit au port.

— On ne peut plus rien faire ici. On remballe et on rentre.

— Ça risque de présenter un problème ! Pitt jeta un regard rapide à Giordino.

— Comment ça ?

Giordino montra du menton le pare-brise.

— Nous avons des visiteurs.

Devant le submersible, trois plongeurs venaient d’apparaître et nageaient vers eux comme de dangereux démons dans leurs combinaisons de plongée noires.

— À ton avis, à combien se monte l’amende pour violation de propriété dans le coin ?

— Je ne sais pas, mais je parie que c’est plus qu’une tape sur les doigts. Giordino observa les plongeurs qui s’approchaient, l’un au centre, les deux autres venant en contournant le flanc du navire.

— Curieux qu’ils ne nous aient pas repérés plus tôt, bien avant notre dernière incursion juste sous la ligne de flottaison.

— Quelqu’un a dû regarder par-dessus la rambarde et parlé d’un gros monstre vert, plaisanta Pitt.

— Je suis sérieux. On dirait qu’ils sont restés à nous observer jusqu’à la dernière minute.

— Ont-ils l’air furieux ?

— En tout cas, ils n’ont apporté ni fleurs ni bonbons.

— Des armes ?

— On dirait des fusils sous-marins Mosby.

Le Mosby est une arme très désagréable qui tire des balles explosives dans l’eau. Bien qu’elles soient dévastatrices sur le corps humain, Pitt ne croyait pas qu’elles puissent causer de sérieux dommages à un submersible capable de supporter la pression des profondeurs.

— Le pire que nous risquions, c’est quelques rayures sur la peinture et quelques bosses.

— Ne te réjouis pas si vite, dit Giordino en regardant les plongeurs qui s’approchaient comme un médecin étudiant une radiographie. Ces types conduisent un assaut coordonné. Leurs casques contiennent peut-être des radios miniaturisées. Notre coque pressurisée peut encaisser quelques coups, mais un tir réussi dans les roues de pompe de nos propulseurs et nous finirons en petits morceaux.

— On peut les semer, dit Pitt avec confiance.

Il fit virer le Sea Dog II sur un angle serré, mit les propulseurs à la vitesse maximale et contourna la proue du transatlantique.

— Ce bateau peut faire six bons noeuds de plus que n’importe quel plongeur encombré par ses bouteilles.

— La vie est injuste, marmonna Giordino, plus ennuyé qu’apeuré lorsqu’ils aperçurent en face d’eux sept autres plongeurs en cercle sous les hélices géantes du navire, bloquant la voie par laquelle ils auraient pu s’échapper.

— On dirait que la déesse des plongées sereines nous a tourné le dos !

Pitt ouvrit son micro et appela Cabrillo par radio.

— Ici le Sea Dog II. Nous avons un total de dix ennemis qui nous poursuivent dangereusement.

— Je vous entends, Sea Dog, et je fais le nécessaire. Inutile de me recontacter,

— Ça ne va pas, dit Pitt avec une grimace. On peut en éviter deux ou trois, mais le reste peut s’approcher suffisamment pour nous abîmer sérieusement. À moins qu’une idée lui était venue.

— A moins que quoi ?

Pitt ne répondit pas. Manoeuvrant les commandes manuelles, il mit le Sea Dog II en plongée puis le redressa à moins de 30 centimètres du fond et entama un quadrillage de recherche. En dix secondes, il trouva ce qu’il cherchait. La grille qu’il avait aperçue auparavant sortait de la vase.

— Peux-tu retirer ce truc de la boue avec le bras ?

— Le bras peut soulever le poids, mais je ne sais pas quelle est la force de la succion. Ça dépend de la profondeur à laquelle est la grille.

— Essaie.

Giordino acquiesça sans rien dire et glissa les mains sur les contrôles en forme de balles du bras mécanique sur lesquels il referma les doigts.

Avec délicatesse, il fit tourner les boules comme on bouge la souris d’un ordinateur. Il étendit le bras articulé comme le coude et le poignet d’un bras humain. Ensuite, il plaça sa poignée mécanique sur le haut de la grille et serra sa proie.

— J’ai la grille en main, annonça-t-il. Donne-moi toute la poussée verticale que tu as dans le ventre.

Pitt poussa les propulseurs en montée et utilisa toute la puissance restant dans ses batteries tandis que les gardes de Qin Shang se rapprochaient à 6 mètres. Pendant quelques longues secondes, il ne se passa rien. Puis la grille commença à sortir de la vase, dégageant un gros nuage de boue tandis que le submersible la libérait du fond.

— Tourne le bras jusqu’à ce que la grille soit en position horizontale, ordonna Pitt. Puis place-la devant les prises d’eau des propulseurs.

— Ils peuvent toujours nous envoyer un explosif à l’arrière.

— Seulement s’ils ont un radar capable de voir dans la boue, dit Pitt, inversant les propulseurs vers le sol pour que leur échappement se fasse vers le fond, ce qui déclencha de gros nuages tourbillonnants de vase.

— Un coup je te vois, un coup je ne te vois pas, ajouta-t-il. Giordino approuva d’un sourire.

— Une carcasse blindée, un écran de fumée, que pouvons-nous demander de plus ? Et maintenant, on se tire !

Pitt n’avait nul besoin de persuasion. Il envoya le submersible frotter le fond, augmentant le tourbillon de vase. Il avançait, aussi aveugle que les plongeurs dans le sédiment agité, mais bien moins confusément, car il avait l’avantage du système acoustique qui le guidait vers la bouée de l’antenne, il n’avait parcouru qu’une faible distance quand le submersible résonna bruyamment.

— Ils nous ont touchés ? demanda-t-il.

— Non, dit Giordino, je crois que tu peux compter l’un de nos attaquants parmi les victimes des accidents de la route. Tu l’as presque décapité avec l’aile tribord.

— Il ne sera pas la seule victime s’ils tirent sans visibilité. Ils risquent de s’entre-tuer...

Pitt fut interrompu par le bruit d’une explosion qui secoua le Sea Dog II, suivie de deux autres, presque immédiates. La vitesse du submersible fut réduite d’un tiers.

— C’était ce tir à l’aveuglette dont je te parlais, dit Giordino sur le ton de la conversation. Ils ont dû se faufiler sous la grille. Pitt jeta un coup d’œil aux instruments.

— Ils ont eu le propulseur bâbord.

Giordino posa une main sur le nez transparent qui présentait une série de petites craquelures étoilées à la surface.

— Et ils ont salement abîmé le pare-brise aussi.

— Où le missile a-t-il frappé ?

— Impossible de voir dans cette purée de pois, mais je suppose que le stabilisateur vertical de l’aile tribord est fichu.

— C’est ce que je pense aussi, dit Pitt. Il tire à tribord.

Ils ignoraient que la troupe des dix plongeurs était réduite à six hommes. En plus de celui que Pitt avait heurté, les autres, tirant sans visibilité dans la boue brune, avaient abattu trois des leurs. Rechargeant leurs fusils sous-marins Mosby aussi vite qu’ils pouvaient introduire leurs charges explosives, les plongeurs n’avaient pas pris garde au danger. L’un d’eux fut frôlé par le submersible qui passait près de lui et tira à l’aveuglette.

— Un autre coup, rapporta Giordino. Cette fois, ils ont touché le carter de la batterie.

Il se recroquevilla dans l’espace restreint pour inspecter derrière lui la partie tribord de la coque.

— Ces têtes explosives Mosby doivent être plus puissantes qu’on ne me l’avait dit.

Giordino sursauta quand une nouvelle explosion se produisit sur le cadre entre la coque côté tribord et le pare-brise. De l’eau commença à gicler à l’endroit où le métal et le verre s’assemblaient.

— Ces machins font plus que rayer la peinture, remarqua Giordino. Je peux en témoigner.

— Les propulseurs perdent de la vitesse, dit Pitt sans se départir de son calme. Ce dernier coup a dû causer un court-circuit dans le système. Laisse tomber la grille, elle devient trop dure à tirer.

Giordino manipula les contrôles et lâcha la grille. Dans le nuage de vase, il vit que les charges explosives avaient creusé des trous dans le fer rouillé. Il regarda la grille tomber jusqu’au fond boueux.

— Salut à toi, dit-il, tu nous as bien servis.

Pitt regarda brièvement le petit moniteur de navigation.

— 60 mètres jusqu’à l’antenne. Ça nous fait presque passer sous les vis du transatlantique.

— Pas de tirs depuis une minute, remarqua Giordino. Nous avons dû semer nos coléreux amis quelque part dans le brouillard. Je te suggère de couper les propulseurs pour conserver le peu d’énergie qui reste dans les batteries.         .

— Il n’y a plus rien à conserver, répondit Pitt en montrant le cadran indiquant la puissance de la batterie. On est à un noeud et l’aiguille est dans le rouge.

Giordino eut un sourire tendu.

— Ça me ferait rudement plaisir que les plongeurs de Shang se soient perdus et abandonnent la chasse.

— Nous allons bientôt le savoir, dit Pitt. Je vais virer pour remonter et sortir du nuage de vase. Dès que nous atteindrons l’eau claire, regarde derrière et dis-moi ce que tu vois.

— S’ils sont toujours dans le coin et qu’ils nous voient boiter à moins d’un noeud, ils nous tomberont dessus comme un essaim de guêpes en colère.

Pitt ne répondit pas. Le Sea Dog II sortit de l’orage de boue. Il plissa les yeux, essayant de percer l’eau verte comme un velours, cherchant le câble de l’antenne et le plongeur de Cabrillo. Une vague silhouette faisait des signes à 25 mètres en avant et un peu sur bâbord. Il se tenait dans la chaloupe qui roulait et tanguait dans les vagues, de l’autre côté du port.

— Nous sommes presque arrivés, s’exclama Pitt dont le moral remonta à cette vue.

— Ces démons sont rudement têtus, grommela Giordino. Il y en a cinq derrière qui nous suivent comme des requins.

— Ils sont doués, pour réagir aussi vite. Ils ont dû laisser un homme en eau claire pour surveiller. Dès qu’il nous a vus sortir de la gadoue, il a alerté ses copains par radio.

Une charge explosive s’écrasa encore sur les stabilisateurs arrière du Sea Dog II et le fit voler en morceaux. Une seconde charge manqua de peu la partie arrondie du nez. Pitt lutta pour garder le contrôle, mettant toute sa volonté à tenir le submersible en ligne droite vers la chaloupe.

Au moment où il aperçut du coin de l’œil un des plongeurs de Shang qui les rattrapait et arrivait sur le flanc du submersible, il sut que tout était presque fini. Sans batterie et sans l’aide de Cabrillo, ils ne pouvaient pas s’échapper.

— Si près et pourtant si loin, murmura Giordino en regardant, là-haut, la quille de la chaloupe en attendant, impuissant, mais imperturbable, l’inévitable assaut final.

Soudain, une série de secousses se réverbérèrent tout autour du submersible. Pitt et Giordino furent projetés dans l’intérieur comme des rats dans un tuyau qui roule. Autour d’eux, l’eau jaillit en une masse de bulles et d’écume dans toutes les directions avant de remonter vers la surface. Les plongeurs, sur le point de s’abattre sur le Sea Dog II, moururent instantanément, leurs corps transformés en chair à pâté comme sous le coup d’un marteau piqueur. Les deux hommes, dans le submersible, furent ahuris et assourdis par les détonations sous-marines. Ils ne furent sauvés de graves blessures que par la coque pressurisée.

Il fallut un bon moment à Pitt pour comprendre que Cabrillo, averti de la chasse dont ils faisaient l’objet, avait attendu que le submersible et ses attaquants soient assez proches de l’Oregon pour lancer des grenades explosives dans l’eau. Malgré sa quasi-surdité, Pitt entendit que quelqu’un appelait par radio.

— Ça va, en bas ? demandait la voix, très bienvenue, de Cabrillo.

— Mes reins ne seront plus jamais les mêmes, répondit Pitt, mais on se tient bien.

— Et les attaquants ?

— Ils sont réduits à l’état de gelée, répondit Giordino.

— S’ils nous ont attaqués sous l’eau, dit Pitt à Cabrillo, il y a toutes les chances pour qu’ils s’en prennent à vous en surface.

— C’est drôle que vous disiez ça, dit Cabrillo. À cette minute même, il y a un petit cruiser qui vient vers nous. Rien dont nous ne puissions nous débrouiller, remarquez. Ne bougez pas. J’envoie mon plongeur vous accrocher au câble de remorquage dès que nous aurons accueilli nos visiteurs.

— Ne bougez pas ! répéta Giordino avec aigreur. On n’a pas de puissance, on est en plein dans l’eau. Il doit croire que nous sommes au milieu d’un parc d’attraction sous-marin, ma parole !

— Il fait de son mieux, dit Pitt en soupirant tandis que la tension s’apaisait dans le submersible.

Il resta immobile, les mains relâchant les poignées des contrôles qui ne fonctionnaient plus, regardant par le pare-brise le fond de la chaloupe et se demandant quels atouts Cabrillo allait sortir de sa manche.

— Ils ont l’air d’être sérieux, dit Cabrillo à Eddie Seng, l’ancien agent de la CIA de l’Oregon qui avait été pendant près de vingt ans leur correspondant à Pékin avant d’être contraint de rentrer très vite aux États-Unis et de prendre sa retraite.

Cabrillo regarda à la lunette le petit cruiser approcher rapidement. Son allure faisait penser à un bateau de sauvetage des garde-côtes américains sauf que celui-ci n’avait pas pour mission de sauver des vies.

— Ils ont tout organisé quand ils ont repéré le submersible, mais ils ne peuvent pas être sûrs que nous y sommes mêlés avant de venir à bord et d’enquêter.

— Combien en voyez-vous ? demanda Seng.

— Cinq, je crois, et tous armés sauf le barreur.

— Y a-t-il des armes lourdes montées sur le bateau ?

— Je n’en vois aucune. Ils font officiellement une expédition de pêche et ne cherchent pas d’ennuis. Ils vont laisser deux hommes à bord pour nous tenir en respect tandis que les autres monteront à bord.

Cabrillo se tourna vers Seng.

— Dites à Pète James et à Bob Meadows de se faufiler du côté de la chaloupe où ils ne voient pas. Ils sont tous deux d’excellents nageurs. Quand le bateau nous accostera, dites-leur de nager sous la chaloupe et de rester dans l’eau entre les deux embarcations. Si mon plan marche, les deux gardes restant sur leur bateau réagiront instantanément à une situation inattendue. Il faut qu’on les prenne tous les cinq sans armes. Rien qui fasse du bruit. Il y aura assez de regards curieux sur le dock et sur le navire comme ça. Il nous faut seulement nous en sortir sans tambours ni trompettes.

James et Meadows glissèrent dans l’eau à l’abri d’une toile goudronnée et attendirent le signal de nager sous la chaloupe. Le reste de l’équipage de Cabrillo s’étendit sur les ponts comme s’il dormait. Un ou deux hommes firent semblant de pêcher à l’arrière.

Maintenant, Cabrillo voyait parfaitement que les gardes de la Qin Shang Maritime portaient des uniformes voyants, marron foncé, qui auraient été plus adaptés pour jouer une opérette. Quatre serraient contre eux des pistolets automatiques dernier modèle, fabriqués en Chine. Le commandant du bateau arborait l’expression dure et impénétrable des officiers chinois.

— Restez où vous êtes ! cria-t-il en mandarin. Nous venons à bord.

— Que voulez-vous ? demanda Seng en criant aussi.

— Sécurité des docks. Nous voulons inspecter votre bateau.

— Vous n’êtes pas la patrouille du port, dit Seng, indigné. Vous n’avez aucune autorité sur nous.

— Vous avez trente secondes pour obéir ou nous tirons, insista le commandant.

— Vous tireriez sur de malheureux pêcheurs ? dit amèrement Seng. Vous êtes fous ! (Il se tourna vers les autres et haussa les épaules.) Il vaut mieux faire ce qu’ils disent. Ils sont assez fous pour mettre leurs menaces à exécution. Très bien, ajouta-t-il à l’intention du commandant de la sécurité de la Qin Shang Maritime. Venez à bord. Mais sachez que je ferai un rapport aux autorités de la République populaire de Chine.

Cabrillo était penché sur la barre, cachant son visage sous un chapeau de paille pour que les gardes ne voient pas ses traits occidentaux. Il jeta avec désinvolture quelques pièces de monnaie par-dessus bord pour indiquer à James et Meadows qu’il était temps de nager sous la chaloupe. Lentement, une de ses mains glissa jusqu’au levier des propulseurs. Puis, au moment où le commandant du bateau de la sécurité et ses hommes étaient en train de sauter l’étroit espace entre les embarcations, Cabrillo mit les moteurs en marche et les arrêta aussitôt, élargissant soudain la distance entre les bateaux.

Comme dans une comédie bien rodée, le commandant et ses deux hommes tombèrent à l’eau entre les deux coques. Agissant d’instinct comme l’avait prévu Cabrillo, les deux hommes restés sur le croiseur lâchèrent leurs armes et s’agenouillèrent, tendant les bras à leur supérieur pour tenter de l’aider à sortir de l’eau. Leur tentative avorta tandis que deux paires de bras sortaient de l’eau, les attrapaient tous deux à la gorge et les tiraient par-dessus bord dans un grand éclaboussement. Alors, tirant chacun un homme par les pieds, James et Meadows les firent passer sous la chaloupe jusqu’à l’autre côté où une petite tape pas trop gentille sur la tête les rendit inconscients. Après quoi on les tira à bord et on les enferma dans un petit compartiment réservé au fret.

Cabrillo observa la poupe du United States, cherchant sur le quai s’il y avait des témoins. Il ne vit que trois ou quatre dockers qui avaient cessé leur activité pour regarder les deux bateaux. Personne ne paraissait vraiment intéressé. La cabine du cruiser avait caché la scène aux ouvriers et à quiconque avait pu regarder depuis le transatlantique. Tout cela pouvait passer pour une enquête de routine des forces de sécurité. Tout ce qu’on pouvait voir, c’était les marins de Cabrillo, les uns dormant, les autres péchant à l’arrière de la chaloupe. Les dockers reprirent bientôt leurs activités sans montrer le moindre signe d’alarme.

James et Meadows regrimpèrent à bord et, aidés par Eddie Seng, déshabillèrent rapidement le commandant et deux de ses hommes. Quelques minutes plus tard, tous trois reparurent sur le pont revêtus des uniformes des hommes de la sécurité.

— Ça ne me va pas mal, dit Eddie en jouant les mannequins, si l’on considère que ce costume est mouillé comme une soupe.

— Le mien est au moins quatre tailles trop petit, grommela Meadows, qui était un homme assez gros.

— Bienvenue au club, dit James en tendant les bras pour montrer que les manches dépassaient à peine ses coudes.

— Vous n’avez pas besoin de descendre la passerelle comme pour un défilé de mode, dit Cabrillo en allant ranger la chaloupe près du bateau de la sécurité. Sautez et prenez la barre. Dès que nous aurons mis le câble au submersible, suivez notre sillage comme si vous nous escortiez jusqu’au quai de la Patrouille du port de Hong Kong. Dès que nous serons hors de vue du chantier de Qin Shang, nous tournerons autour jusqu’à ce qu’il fasse nuit. Ensuite nous retournerons sur l’Oregon et nous coulerons le bateau de la sécurité.

— Et que ferons-nous des cinq rats mouillés qui sont dans la cale ? demanda Seng. Cabrillo se retourna avec un sourire mauvais.

— Nous aurons le plaisir de voir leurs têtes quand ils reviendront à eux et découvriront qu’on les a abandonnés sur une île au large des Philippines.

N’ayant plus assez d’oxygène pour rester sous l’eau, le Sea Dog II fut remonté à la surface, son écoutille supérieure partiellement ouverte. Pitt et Giordino restèrent à l’intérieur tandis que le cruiser naviguait à ses côtés et le cachait à la vue d’éventuels bateaux de passage et de la rive.

Trente minutes plus tard, on les remonta rapidement sur le pont de l’Oregon. Cabrillo aida Pitt et Giordino à sortir du submersible. Les muscles raides d’avoir passé plusieurs heures dans l’étroit véhicule, ils furent heureux qu’on les assiste.

— Je suis désolé de vous avoir laissés enfermés comme ça, mais, comme vous le savez, nous avons eu quelques petites difficultés.

— Dont vous vous êtes très bien sortis, le complimenta Pitt.

— Quant à vous, vous avez fait un beau boulot en combattant ces méchants tout seuls.

— Mais nous serions toujours au fond si vous n’aviez pas lancé ces grenades.

— Qu’avez-vous trouvé ? demanda Cabrillo. Pitt eut un geste découragé.

— Rien, absolument rien ! La coque, sous la ligne de flottaison, est propre. Aucune modification, aucune écoutille cachée, aucune porte sous pression. Le fond a été frotté et recouvert de peinture protectrice. Il paraît aussi impeccable qu’au jour de son lancement. Si Qin Shang a un truc pour faire sortir les clandestins et les amener à terre sans qu’on les voie, ce n’est pas en passant sous la ligne de flottaison.

— Alors, où cela nous mène-t-il ? Pitt regarda Cabrillo sans ciller.

— Il faut qu’on pénètre dans le navire. Pouvez-vous nous aider ?

— En tant que Grand Chef résident, oui, je crois que je peux me débrouiller pour vous faire faire un tour dans le paquebot. Mais attention ! Nous avons une, peut-être deux heures devant nous avant qu’on découvre l’absence des gardes que nous avons kidnappés. Le chef de la sécurité de Qin Shang n’est pas un idiot et va vite comprendre que les intrus venaient de l’Oregon . Il se demande sûrement déjà pourquoi dix de ses plongeurs sont portés manquants. Dès qu’il aura alerté la marine chinoise, ils se mettront à notre poursuite, aussi vrai que deux et deux font quatre. En partant avant, l’Oregon peut distancer à peu près n’importe quel navire de la flotte chinoise. Mais s’ils lancent des avions à nos trousses avant que nous soyons sortis de leurs eaux territoriales, nous sommes morts.

— Vous êtes bien armés, remarqua Giordino. Cabrillo pinça les lèvres.

— Mais pas immunisés contre des navires de guerre armés de gros canons ni contre des avions lançant des missiles. Plus vite nous quitterons Hong Kong pour la haute mer, mieux nous nous porterons.

— Alors vous levez l’ancre et vous quittez le coin ? dit Pitt.

— Je n’ai pas dit ça.

Il regarda Seng qui s’était changé.

— Qu’en dis-tu, Eddie ? Veux-tu remettre l’uniforme du chef de la sécurité de Qin Shang et parader dans le chantier naval comme un professeur sur le campus ?

Seng lui fit un grand sourire.

— J’ai toujours rêvé de visiter l’intérieur d’un grand paquebot sans payer, dit-il.

— Alors, on marche comme ça, dit Cabrillo à Pitt. Allez-y maintenant Voyez ce que vous avez à voir et revenez le plus vite possible. Autrement nous regretterons tous de ne jamais connaître nos petits-enfants.

— Vous ne croyez pas qu’on en fait un peu trop ? demanda Pitt, moins d’une heure plus tard.

Seng haussa les épaules sans lâcher le volant.

— Qui suspecterait que des espions arrivent à la grille de la sécurité dans une Rolls Royce ? dit-il d’un air innocent.

— N’importe qui ne souffrant ni de cataracte ni de glaucome, répondit Giordino sombrement.

Collectionneur de voitures anciennes, Pitt appréciait la magnifique finition de la Rolls.

— Le président directeur général Cabrillo est un homme étonnant.

— Et le meilleur profiteur en affaires, ajouta Seng en freinant à côté de la grille principale du chantier de la Qin Shang Maritime Limited. Il a passé un accord avec le concierge du meilleur hôtel cinq étoiles de Hong Kong. Ilutilisent la Rolls pour accueillir et ramener les célébrités à l’aéroport.

Le soleil de fin d’après-midi était encore haut sur l’horizon. Deux gardes sortirent de leur casemate pour admirer la Rolls Royce Silver Dawn de 1955, carrossée par Hooper. Ses lignes élégantes étaient un bel exemple du style classique « fil du rasoir » si populaire chez les carrossiers anglais des années 1950. Le pare-chocs avant s’incurvait avec grâce jusqu’aux quatre portes pour rejoindre le pare-chocs arrière, bien assorti au toit en pente à l’arrière et au coffre en « courbe à la française » que Cadillac allait copier à la fin des années 1980.

Seng montra rapidement la carte d’identification qu’il avait prise au commandant du bateau de la sécurité. Les deux hommes auraient pu passer pour des cousins, mais il ne tenait pas à ce que les gardes étudient de trop près la photo de la carte.

— Han Wan-Tzu, commandant de la sécurité des docks, annonça-t-il en chinois.

L’un des gardes se pencha par la fenêtre arrière et dévisagea les deux passagers vêtus de très classiques costumes bleu marine à fines rayures des hommes d’affaires. Ses yeux se plissèrent légèrement.

— Qui êtes-vous ?

— MM. Karl Mahler et Erich Grosse. Ce sont de respectables ingénieurs maritimes appartenant à la firme allemande de construction navale Voss & Heibert. Ils sont ici pour inspecter et consulter les moteurs à turbines du grand transatlantique.

— Je ne les vois pas sur la liste des visiteurs attendus, dit le garde en vérifiant les noms de son bloc.

— Ces messieurs sont ici à la demande personnelle de Qin Shang. Si cela pose un problème, appelez-le. Voulez-vous le numéro de sa ligne directe ?

— Non, non, bégaya le garde. Puisque vous les accompagnez, leur entrée doit être autorisée.

— Ne contactez personne, recommanda Seng. On attend les services de ces messieurs immédiatement, mais leur présence ici est un secret de la plus haute importance. Vous m’avez compris ?

Le garde acquiesça avec empressement et alla lever la barrière en leur faisant signe d’emprunter la route menant à la zone des docks. Seng conduisit la luxueuse voiture le long de plusieurs entrepôts, dépôts de pièces et sous les hauts portiques dominant les squelettes de navires en construction. Il n’eut pas de problème pour trouver le United States. Ses cheminées dominaient presque tous les bâtiments alentour. La Rolls s’arrêta silencieusement à l’une des nombreuses allées menant à la coque du navire. Celui-ci paraissait étrangement désert. Il n’y avait apparemment ni marins, ni ouvriers, ni gardes de sécurité nulle part. Les coursives étaient vides et non gardées.

— Étrange, murmura Pitt. Toutes les chaloupes ont été enlevées. Giordino leva la tête vers le filet de fumée sortant des cheminées.

— Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais qu’il est prêt à quitter le quai.

— Il ne peut pas prendre de passagers sans canots de sauvetage !

— Le mystère s’épaissit, dit Giordino en contemplant le navire silencieux.

— Rien ne ressemble à ce qu’on nous a préparés à attendre, ajouta Pitt en hochant la tête. Seng vint ouvrir la portière.

— Je ne peux pas aller plus loin. Maintenant, vous êtes seuls. Bonne chance. Je serai de retour dans 30 minutes.

— Trente minutes ? se plaignit Giordino. Vous plaisantez !

— Il nous faut deux fois plus de temps pour inspecter un paquebot de la taille d’une petite ville, protesta Pitt.

— C’est ce que je peux faire de mieux. Ce sont les ordres du président Cabrillo. Plus vite nous filerons d’ici, moins nous risquerons de nous faire pincer. En plus, il va bientôt faire nuit.

Pitt et Giordino descendirent de la voiture et montèrent une passerelle menant, par deux portes ouvertes, à l’intérieur du navire. Ils passèrent ce qui leur parut être la pièce de réception du commissaire de bord. Tout y était curieusement vide, sans meubles, sans le moindre signe de vie.

— Ai-je mentionné, dit Giordino, que je ne sais pas prendre l’accent allemand ?

— Tu es italien, non ? demanda Pitt.

— Mes grands-parents l’étaient, mais qu’est-ce que ça a à voir ?

— Si on te parle, réponds avec les mains. Personne ne verra la différence.

— Et toi, comment as-tu l’intention de passer pour un Allemand ?

— Je répondrai ja à tout ce qu’on me dira, dit Pitt avec un haussement d’épaules.

— On ne dispose pas de beaucoup de temps. Nous couvrirons plus de surface en nous séparant.

— D’accord. Je vais jeter un œil au pont des cabines et toi, tu inspectes la salle des machines. Et pendant que tu y es, vois un peu la cuisine.

— La cuisine ? s’étonna Giordino.

— On reconnaît une maison à sa cuisine, expliqua Pitt avec un petit sourire.

Il s’éloigna à la hâte, montant un escalier circulaire jusqu’au pont supérieur où étaient autrefois installés la salle à manger des premières classes, les salons, les boutiques et le cinéma.

On avait enlevé les portes en verre taillé donnant sur la salle à manger. Les murs, avec leur décor Spartiate des années 50 et le plafond voûté, montaient la garde sur une pièce vide. Et c’était pareil partout où il passa, ses pas résonnant sur le plancher du salon dont la moquette avait disparu. Les 352 sièges du cinéma avaient aussi disparu. Les boutiques étaient vides de rayonnages et de vitrines. Idem pour les deux salons. La salle de bal, où les riches célébrités d’autrefois avaient dansé pendant les traversées, n’étaient plus que quatre murs nus.

Il parcourut rapidement la coursive menant aux cabines de l’équipage et à la timonerie. Là encore, c’était le vide. Aucun signe de mobilier, aucune présence humaine dans les cabines.

— C’est une coquille vide ! murmura Pitt à voix basse. Tout le navire n’est qu’une coquille vide !

Dans la timonerie, c’était autre chose. La pièce était bourrée du sol au plafond d’une montagne d’équipements électroniques et informatiques dont les lumières multiples et colorées et les interrupteurs étaient pour la plupart en position de fonctionnement. Pitt s’arrêta une minute pour étudier le système de contrôle automatique très sophistiqué du paquebot. Il trouva bizarre que la barre aux rayons de cuivre soit la seule pièce d’origine de l’équipement.

Il regarda sa montre. Il ne lui restait que dix minutes. Il n’avait vu ni un ouvrier, ni un marin. Comme si le navire n’était plus qu’un cimetière. Il descendit vivement l’escalier menant au pont des cabines de première classe et traversa en courant les coursives séparant les salons. C’était la même chose. Là où les passagers dormaient du temps des New York Southampton et retour, il n’y avait qu’un vide de maison hantée. On avait même retiré les portes de leurs gonds. Ce qui frappa Pitt fut l’absence d’ordures ou de débris. Les pièces vides étaient curieusement impeccables, comme si tout l’intérieur avait été soumis à un aspirateur géant.

Quand il atteignit la porte d’entrée du bureau du commissaire de bord, Giordino l’attendait déjà.

— Qu’as-tu trouvé ? demanda Pitt.

— Sacrement peu. Les cabines de seconde et les cales sont complètement vides. La salle des machines est aussi parfaite qu’au jour de son voyage inaugural. Magnifiquement soignée, la vapeur pleine et le bateau prêt à partir. Tout le reste a été vidé.

— Es-tu allé dans la zone où on range les bagages et dans celle où on parque les voitures des passagers ? Giordino fit non de la tête.

— Les portes en étaient fermées. De même que les entrées et les sorties des quartiers de l’équipage, sur le pont inférieur. On a dû les vider aussi.

— Pareil pour moi, dit Pitt. Tu as eu des ennuis ?

— Ça, c’est le plus étrange. Je n’ai pas rencontré âme qui vive. Si quelqu’un travaillait dans la salle des machines, c’était un muet invisible. Et toi, tu as rencontré quelqu’un ?

— Même pas un cadavre.

Soudain, le pont se mit à trembler sous leurs pieds. Les gros moteurs du navire reprenaient vie. Pitt et Giordino descendirent la passerelle au galop jusqu’à l’allée où les attendait la Rolls Royce. Eddie Seng se tenait près de la portière ouverte.

— Vous vous êtes bien amusés ?

— Vous ne savez pas ce que vous avez manqué, dit Giordino. La nourriture, le show musical, les girls...

Pitt montra les ouvriers qui larguaient les énormes aussières des bollards en fonte du quai. Les grosses grues sur rails remontèrent les passerelles et les posèrent sur le sol.

— Notre timing a été parfait. Il s’en va.

— Comment est-ce possible ? murmura Giordino. Il n’y a personne à bord.

— On ferait bien de filer aussi, remarqua Seng en refermant sur eux les portières.

Il contourna la Rolls, passant devant le bouchon de radiateur en forme de victoire ailée, et sauta derrière le volant. Cette fois, ils passèrent les grilles de sécurité avec un simple salut de la tête. À 3 kilomètres du chantier naval, Seng regarda dans le rétroviseur pour voir si on les suivait. Il prit une route non goudronnée et s’arrêta dans un champ, derrière une école déserte. Un hélicoptère violet et argent sans marques extérieures les attendait au milieu de la cour de récréation, ses pales tournant lentement.

— On ne rentre pas sur l’Oregon par mer ? demanda Pitt.

— Trop tard. Le président Cabrillo a cru plus raisonnable de lever l’ancre et de mettre autant de distance que possible entre le navire et Hong Kong avant le départ du feu d’artifice. L’Oregon devrait passer le chenal de West Lamrna et entrer dans la mer de Chine en ce moment même. D’où l’hélicoptère.

— Est-ce que Cabrillo a aussi un accord pour l’hélico ? demanda Giordino.

— L’ami d’un ami dirige un service de charters.

— Il ne doit pas être très porté sur la publicité, observa Pitt en cherchant vainement un nom sur la queue de l’appareil. Seng fit un grand sourire.

— Sa clientèle préfère voyager incognito.

— Si sa clientèle est dans notre genre, ça ne m’étonne pas.

Un jeune homme en uniforme de chauffeur s’approcha de la Rolls et ouvrit la portière. Seng le remercia et glissa une enveloppe dans sa poche. Puis il fit signe à Pitt et à Giordino de le suivre dans l’appareil. Ils attachaient leurs ceintures au moment où le pilote décolla et s’éleva de 6 mètres seulement pour passer sous un ensemble de lignes électriques, comme s’il faisait cela tous les jours. Il se dirigea ensuite vers le sud et traversa les eaux du port, passant au-dessus d’un vieux pétrolier à 30 mètres à peine de ses cheminées.

Pitt regarda avec envie l’ancienne colonie de la Couronne dans le lointain. Il aurait donné cher pour parcourir ses rues sinueuses et pour visiter la multitude de petites boutiques où l’on vendait de tout, du thé aux meubles superbement sculptés, pour goûter la cuisine chinoise dans une suite de l’hôtel Peninsula dominant les lumières du port, en compagnie d’une belle femme élégante et en vidant une bouteille de Veuve Cliquot-Ponsardin... Sa rêverie fut détruite comme l’image d’un kaléidoscope quand Giordino s’écria soudain :

— Seigneur, qu’est-ce que je donnerais pour un taco et une bonne bière !

Le soleil s’était couché et, à l’ouest, le ciel était d’un gris bleuté quand l’hélicoptère rattrapa l’Oregon et se posa sur une des écoutilles de ses cales. Cabrillo les attendait dans la cuisine avec un verre de vin pour Pitt et une bouteille de bière pour Giordino.

— Vous avez dû avoir une rude journée, tous les deux, dit-il, alors notre chef vous a préparé un repas spécial. Pitt enleva la veste prêtée et desserra sa cravate.

— Une rude journée, mais très peu productive.

— Avez-vous découvert quelque chose d’intéressant à bord ?

— Rien qu’un navire étripé de la proue à la poupe, répondit Pitt. Tout l’intérieur est vide sauf la salle des machines opérationnelle et une timonerie remplie d’appareils de navigation automatique et de systèmes de contrôle.

— Le navire a quitté le port. Il doit être mené par un équipage de fantômes.

— Il n’y a pas d’équipage, ajouta Pitt. Si, comme vous le dites, il est en train de sortir du port, c’est sans l’aide d’aucune main humaine. Tout le paquebot fonctionne par ordinateur et par radio-commande.

— Je peux assurer qu’il n’y a pas de trace de nourriture dans la cuisine, dit Giordino. Pas de fourneaux, pas de réfrigérateurs, même pas un couteau ou une fourchette. Si quelqu’un doit faire un voyage à son bord, il mourra probablement de faim.

— Aucun navire ne peut traverser la mer sans équipage dans la salle des machines et sans marin pour actionner les systèmes de navigation, protesta Cabrillo.

— J’ai entendu dire que la marine des États-Unis essaie des navires sans équipage, dit Giordino.

— Un navire sans équipage pourrait à la limite traverser l’océan Pacifique, mais il lui faudrait tout de même un commandant à bord pour accueillir le pilote et payer les taxes aux officiers panaméens pour traverser le canal jusqu’à la mer Caraïbe.

— Ils pourraient mettre un équipage temporaire et un commandant avant que le navire n’atteigne Panama... Pitt s’arrêta et regarda Cabrillo.

— Comment savez-vous que le United States se dirige vers Panama ?

— C’est le dernier renseignement de mon informateur local.

— C’est chic de savoir que vous avez un homme dans l’organisation de Qin Shang et qu’il vous tient au courant des derniers événements, dit Giordino d’un ton aigre. Dommage qu’il n’ait pas pris la peine de vous dire que le navire fonctionnait comme un modèle réduit radio-commandé. Il aurait pu nous éviter un tas d’ennuis.

— Je n’ai personne dans l’organisation, expliqua Cabrillo. J’aimerais bien ! C’est l’agent pour Hong Kong de la Qin Shang Maritime Limited qui me l’a dit. Les arrivées et les départs des navires de commerce ne sont pas classés top secret.

— Quelle est la destination finale du United States ? demanda Pitt.

— Le port de Qin Shang à Sungari.

Pitt contempla son verre de vin en silence.

— Pour quoi faire ? demanda-t-il enfin. Pourquoi Qin Shang enverrait-il un transatlantique complètement robotisé et sans rien dans ses flancs traverser l’océan jusqu’à un port de pêche avorté en Louisiane ? Qu’est-ce qu’il peut bien avoir en tête ?

Giordino finit sa bière et trempa un morceau de tortilla dans un bol de sauce.

— Il pourrait aussi bien l’envoyer autre part.

— Possible, mais il ne peut pas le cacher. Pas un navire de cette taille. Les satellites de reconnaissance le repéreraient tout de suite.

— Croyez-vous qu’il ait l’intention de le remplir d’explosifs et de faire sauter quelque chose ? proposa Cabrillo. Le canal de Panama, par exemple ?

— Surtout pas le canal de Panama ni aucune entreprise portuaire, dit Pitt. Ses bateaux ont besoin d’accéder aux ports des deux océans comme n’importe quelle autre compagnie maritime. Non. Qin Shang doit avoir autre chose en tête, un autre motif, sûrement aussi menaçant et aussi meurtrier.

Le navire se fraya facilement un chemin dans les vagues, se balançant doucement sous un ciel que la pleine lune illuminait si brillamment qu’on aurait pu lire le journal sous ses rayons. La scène présentait un calme trompeur Cabrillo n’avait pas demandé que le navire aille à sa vitesse maximale aussi voguait-il à 8 noeuds jusqu’à ce qu’il soit bien au-delà du continent chinois. Le murmure de la proue coupant l’eau et l’arôme du pain fraîchement cuit venant de la cuisine aurait pu tromper l’équipage de n’importe quel autre navire marchand traversant la mer de Chine, mais pas les hommes entraînés de l’Oregon.

Pitt et Giordino se tenaient dans la salle de contrôle, de surveillance et de mesures défensives, dans le gaillard d’avant surélevé du navire, en simples observateurs. Cabrillo et son équipe de techniciens suivaient attentivement les relevés du radar de détection et des systèmes d’identification.

— Il prend son temps, dit l’analyste de surveillance, une femme du nom de Linda Ross, assise devant un écran d’ordinateur qui affichait en trois dimensions l’image d’un navire de guerre.

Ross était une autre des vedettes que Cabrillo avait dénichées en cherchant son personnel de premier plan. Elle avait été officier supérieur de tirs à bord d’un croiseur lance-missiles AEGIS de la manne des États unis, avant de tomber sous le charme de Cabrillo et de ses propositions pécuniaires incroyables, bien plus importantes que tout ce qu’elle avait pu espérer gagner dans la Navy.

— Avec sa vitesse maximale de 34 noeuds, il nous rattrapera dans une demi-heure.

— Comment est-il ? demanda Cabrillo.

— Sa configuration indique qu’il s’agit d’un Luhu type 052, de la classe des grands escorteurs lancés à la fin des années 90. Il déplace 4 200 tonneaux. Deux moteurs à turbines à gaz qui développent 55 000 CV. Il porte deux hélicoptères Harbine à l’arrière. 230 hommes dont 40 officiers.

— Des missiles ?

— Huit missiles mer-mer et un lanceur de huit missiles mer-air.

— Si j’étais son commandant, je ne me fatiguerais pas à envoyer des missiles frapper un vieux rafiot impotent comme l’Oregon . Des canons ?

— Deux canons de 100 mm sur une tourelle à l’avant, dit l’analyste. Huit 37 mm montés par paires. Il transporte aussi 6 torpilles en deux tubes triples et 12 lanceurs de mortiers anti-sous-marins.

Cabrillo s’essuya le front avec son mouchoir.

— Pour un Chinois, c’est un navire de guerre impressionnant !

— D’où vient-il ? demanda Pitt.

— Pas de chance pour nous, dit Cabrillo. Il se trouve qu’il croisait notre route quand les officiers du port ont déclenché l’alarme et prévenu leur marine. J’ai calculé notre départ pour que nous soyons dans le sillage d’un navire marchand australien et d’un minéralier bolivien pour tromper les radars chinois. Les deux autres ont probablement été arrêtés et fouillés par une patrouille d’intervention rapide avant qu’on les laisse continuer leur route. Nous avons la malchance de précéder un escorteur lourd.

— Qin Shang a le bras long, pour obtenir ce genre de coopération de son gouvernement !

— J’aimerais bien avoir son influence auprès de notre Congrès.

— N’est-il pas contraire aux lois internationales qu’une nation militaire arrête et fouille des navires étrangers hors de ses eaux territoriales ?

— Plus depuis 1996. À cette date, Pékin a fait adopter une loi dite de Traité maritime aux Nations unies qui augmente les eaux territoriales chinoises de la limite de 20 km à celle de 320 km.

— Ce qui nous place en plein dedans !

— Environ 220 km en plein dedans, précisa Cabrillo.

— Si vous avez quatre missiles, dit Pitt, pourquoi ne pas faire exploser l’escorteur avant que nous soyons à portée de ses canons ?

— Nous avons en effet une petite version, plus ancienne, du missile mer-mer Harpoon assez puissant pour faire sauter un bateau d’attaque léger ou un patrouilleur hors de l’eau, mais il faudrait une chance incroyable, au premier tir, pour détruire un escorteur de 42 000 tonnes suffisamment chargé pour couler toute une flotte. Nous sommes désavantagés. Nos quatre missiles pourraient démolir leurs lanceurs. Et nous pouvons péter leur coque avec deux torpilles MARK 46. Mais ça lui laisse encore assez de 37 et de 100 mm pour nous envoyer au cimetière de bateaux le plus proche.

Pitt regarda Cabrillo dans les yeux.

— Des tas de gens vont mourir dans les heures qui viennent. N’y a-t-il aucun moyen d’éviter ce massacre ?

— Nous ne pouvons pas tromper une équipe qui vient à bord, dit sévèrement Cabrillo. Nos déguisements ne les tromperont pas deux minutes. Vous avez l’air d’oublier, monsieur Pitt, que pour des Chinois, moi et tout le monde à bord sommes des espions. Et comme tels, nous pouvons être exécutés en un clin d’œil. Et aussi, quand ils auront mis la main sur l’Oregon et réalisé son potentiel, ils n’hésiteront pas à l’utiliser pour des opérations d’espionnage contre d’autres pays. Dès que les Chinois mettront le pied sur notre pont, les dés seront jetés. On se bat ou on meurt.

— Alors il ne nous reste que l’effet de surprise.

— Le truc, c’est de ne pas constituer une menace aux yeux du commandant de cet escorteur chinois, expliqua Cabrillo. Si vous étiez à sa place, debout sur votre pont, en train de nous regarder avec vos jumelles à infrarouge, est-ce que vous auriez la trouille en nous apercevant ? J’en doute. Il pourrait pointer le 100 mm sur notre pont ou l’un de ses deux 37 mm sur le premier marin qui se montre. Mais quand il verra ses marins monter à bord et commencer à saisir le navire, il se détendra et annulera l’alerte pour le cas où il en aurait décrété une.

— À vous entendre, c’est aussi carré qu’une bataille de boules de neige, osa dire Giordino. Cabrillo le regarda d’un air fatigué.

— Une bataille de quoi ?

— Pardonnez à Al un trait d’humour déplacé, dit Pitt. Il est toujours un peu déboussolé quand les choses ne vont pas comme il le voudrait.

— Vous êtes aussi bizarre que lui, grogna Cabrillo. Est-ce que rien ne vous déboussole jamais, vous deux ?

— Je crois que c’est un moyen de faire face à une situation difficile, répondit Pitt aussi doucement qu’il put. Vous et votre équipage êtes entraînés et préparés à la lutte.

— Nous aurons besoin de l’aide de tous ceux, hommes et femmes, qui sont sur ce bateau avant que la nuit s’achève. Pitt étudia l’image de l’écran par-dessus l’épaule de Linda Ross.

— Si vous me permettez de vous poser une question, comment exactement avez-vous l’intention de démolir un grand escorteur ?

— Mon plan, aussi rudimentaire soit-il, est de stopper l’Oregon quand on lui en donnera l’ordre. Ensuite ils exigeront de monter à bord et de nous inspecter. Une fois qu’on les aura roulés en restant à courte distance, nous jouerons les marins innocents et pas commodes pendant qu’ils nous regarderont de près. Quand l’équipe chinoise montera à bord, on entubera encore mieux le commandant en abaissant notre drapeau iranien et en envoyant le drapeau de la République populaire de Chine.

— Vous avez un drapeau chinois ? s’étonna Giordino.

— Nous avons des drapeaux de tous les pays du monde.

— Après votre apparence de soumission, que ferez-vous ? demanda Pitt.

— Nous le frapperons avec tout ce que nous avons en espérant que, lorsque nous en aurons fini, ils n’auront plus rien à nous envoyer.

— C’est mieux qu’un duel à longue portée avec des missiles, que nous ne pourrons pas gagner, dit Max Hanley, assis à côté d’un spécialiste de l’électronique étudiant des données tactiques.

Comme un entraîneur de football dans les vestiaires avant le coup d’envoi, Cabrillo révisait soigneusement son plan avec ses joueurs. Le moindre imprévu devait être envisagé, détaillé, rien ne pouvait être laissé au hasard ou à la chance. On ne sentait aucune tension chez ces hommes et ces femmes qui faisaient ce qu’ils avaient à faire comme des employés, un lundi matin ordinaire. Leurs yeux étaient clairs, sans l’ombre de peur qu’on aurait pu attendre d’y voir.

La revue de détail terminée, Cabrillo demanda si quelqu’un avait une question à poser. Sa voix était basse et profonde, avec une petite pointe d’accent espagnol. Bien qu’il eût trop d’expérience et de perspicacité pour ne pas accepter la peur, son visage et son attitude n’en laissaient rien paraître. Il hocha la tête en constatant que personne ne souhaitait intervenir.

— Très bien, nous sommes d’accord. Bonne chance à vous tous. Et quand cette petite bagarre sera terminée, nous ferons la plus grande nouba que l’Oregon ait jamais connue.

Pitt leva une main.

— Vous avez dit avoir besoin de tout le monde. Comment Al et moi pouvons-nous vous aider ?

— Vous nous avez montré, l’autre soir, qu’une petite bagarre ne vous faisait pas peur. Allez à l’armurerie prendre une ou deux armes automatiques. Vous aurez besoin de quelque chose de plus puissant que votre joujou. Trouvez-vous aussi des gilets pare-balles. Et puis aussi, dans le placard des costumes, de vieux vêtements sales. Ensuite, joignez-vous à l’équipage. Vos talents seront utiles pour arrêter les marins chinois une fois qu’ils seront à bord. Je ne dispose que de quelques hommes pour des besognes moins importantes alors vous risquez d’être un peu dépassés par le nombre. Ils ne vont probablement pas en envoyer plus d’une dizaine, pas assez pour nous importuner puisque vous aurez l’avantage de la surprise. Si vous gagnez, et j’y compte bien, vous pourrez nous donner un coup de main pour voir s’il y a des dommages. Et vous pouvez être sûrs qu’il y en aura pas mal !

— Sera-t-il absolument nécessaire de descendre les hommes qui vont nous aborder sans sommation ? demanda Linda Ross.

— N’oubliez pas que ces gens n’ont pas l’intention de laisser quiconque sur ce navire atteindre le port, lui répondit sèchement Cabrillo. Parce qu’ils sont parfaitement au courant de la part que nous avons prise dans l’inspection du United States, il est évident qu’ils chercheront à nous envoyer dormir avec les poissons avant l’aube.

Pitt considéra longuement Cabrillo, cherchant un signe de regret à la pensée que ce qu’ils étaient sur le point d’accomplir était une erreur colossale, mais il ne vit rien de tel.

— Avez-vous pensé que nous nous trompons peut-être sur leurs intentions et que nous risquons de commettre un acte de guerre ? Cabrillo tira sa pipe d’une poche de poitrine et en nettoya le fourneau.

— Je ne crains pas d’admettre que ceci me préoccupe un peu, dit-il. Mais nous ne pouvons pas échapper à leur force aérienne, aussi n’avons-nous d’autre choix que de nous en sortir en bluffant. Et, si ça ne marche pas, en combattant.

Comme un fantôme gris glissant sur l’eau noire zébrée par la pleine lune, le gros escorteur chinois rattrapa l’Oregon avec la malveillance d’un orque se jetant sur un lamantin amical. Mais à part son disgracieux déploiement de navigation, ses systèmes de recherche marine et aérienne et de mesures défensives, perchés sur ses vilaines tours, le navire aurait pu avoir une allure assez pure. Tel qu’il se présentait, on aurait pu le croire assemblé par un enfant ne sachant pas trop la place de chaque pièce.

Hali Kasim, le vice-président de l’Oregon chargé des communications, appela par l’interphone Cabrillo qui observait l’escorteur à la jumelle à infrarouge.

— Monsieur Cabrillo, ils viennent de nous ordonner de mettre en panne.

— Dans quelle langue ?

— En anglais.

— Un essai d’amateur pour nous faire céder. Répondez-leur en arabe.

Il y eut un court silence.

— Ils nous ont eus, monsieur. Ils ont quelqu’un à bord qui parle arabe.

— Tenez-les un moment. Nous ne devons pas paraître trop impatients de les calmer. Demandez-leur pourquoi nous devrions leur obéir dans des eaux internationales.

Cabrillo alluma sa pipe et attendit. Il regarda, en bas, le pont sur lequel Pitt, Giordino et trois marins s’étaient rassemblés, tous armés pour faire le coup de poing ou pour une bagarre qui traînerait en longueur.

— Ils ne veulent pas discuter, reprit la voix de Kasim. Ils disent que si nous ne stoppons pas immédiatement, ils nous enverront par le fond.

— Ont-ils préparé un brouillage pour le cas où nous enverrions un SOS ?

— Vous pouvez en être sûr. Si nous envoyons un message, il sera illisible pour qui le recevra.

— Quelles chances avons-nous qu’un navire de guerre ami passe dans le coin, comme par exemple un sous-marin nucléaire ?

— Aucune, dit la voix de Linda Ross depuis la salle de surveillance et de défense. Le seul navire à cent milles à la ronde est un transporteur japonais de voitures.

— Très bien, soupira Cabrillo. Signalez-leur que nous allons obéir et mettre en panne. Mais informez-les que nous protesterons auprès du Conseil maritime international et du Conseil mondial du commerce.

Cabrillo ne pouvait plus qu’attendre en regardant l’escorteur chinois émerger des ténèbres. En plus de ses yeux fixes, le grand navire de guerre était visé par deux missiles Harpoon cachés au centre de la coque de l’Oregon , les deux torpilles Mark 46 dans leurs lance-torpilles sous la surface de l’eau, et par les gueules de deux canons Oerlikon de 30 mm qui pouvaient tirer chacun 700 salves par minute.

Tout ce que l’on pouvait faire pour se préparer avait été fait. Cabrillo était fier de son équipe bien soudée. S’il y avait un sentiment de malaise, aucun n’en faisait montre. Au contraire, chacun affichait sa détermination, un grand sourire satisfait, sachant que tous allaient se confronter à des ennemis deux fois plus nombreux, dix fois plus armés, mais qu’ils iraient jusqu’au bout. Pas question de présenter l’autre joue après un coup. Ils avaient dépassé le point de non-retour et l’intention de frapper les premiers.

L’escorteur mit en panne à 200 mètres au plus de L’Oregon . Dans ses jumelles de nuit, Cabrillo pouvait distinguer les grands chiffres blancs peints près de la poupe. Il appela Ross.

— Pouvez-vous me donner l’identification d’un escorteur chinois numéro 116 ? Je répète : 116.

Il attendit la réponse en regardant un canot que l’on mettait à l’eau au centre du navire après l’avoir décroché de son portemanteau. Des marins y montèrent et le canot s’éloigna de l’escorteur, parcourut l’espace entre les deux navires et vint se ranger le long de la côte de celui qui ressemblait à un vieux cargo marchand tout simple, en une dizaine de minutes.

Il nota avec satisfaction que les deux canons de 100 mm de la proue étaient les seuls pointés sur l’Oregon . Les lance-missiles paraissaient abandonnés et au repos. Les gueules des canons de 37 mm étaient braquées vers l’avant et l’arrière de l’escorteur.

— J’ai votre identification, annonça la voix de Ross. Le numéro 116 s’appelle le Chengdo. C’est ce que la marine chinoise fait de plus gros et de meilleur. Il est commandé par un certain Yu Tien. Avec un peu de temps, je peux vous donner sa biographie.

— Merci, Ross, laissez tomber. J’aime bien connaître le nom de mon ennemi. Restez près des armes pour tirer.

— Toutes les armes sont prêtes à tirer, monsieur le président, répondit calmement Ross.

L’échelle d’embarquement pendait le long du flanc et les marins chinois, menés par un enseigne de vaisseau et un capitaine de vaisseau du contingent, grimpèrent bientôt sur le pont. Les nouveaux venus paraissaient très gais, affichant la satisfaction de boy-scouts en grande sortie plutôt que le sérieux de rudes combattants menant une mission importante.

— Merde ! grommela Cabrillo en constatant que les Chinois étaient deux fois plus nombreux qu’il ne l’avait escompté et tous armés jusqu’aux dents.

Il était désespéré de ne pouvoir réserver davantage d’hommes pour la bataille à venir sur le pont principal. Il regarda Pète James et Bob Mea-dows, les plongeurs du navire, anciens membres des SEALs[24], et Eddie Seng, tous trois appuyés à la rambarde, leurs pistolets-mitrailleurs cachés sous leurs vestes. Puis il aperçut Pitt et Giordino qui faisaient face aux officiers chinois, les mains en l’air.

La réaction immédiate de Cabrillo fut celle de la colère. Si Pitt et Giordino se rendaient sans combattre, les trois autres marins n’auraient pas une chance contre plus de 20 marins chinois bien entraînés. Les Chinois les repousseraient sans ménagement et envahiraient le navire en quelques minutes.

— Espèces de lâches ! explosa-t-il en montrant le poing à Pitt et Giordino. Espèces de sales traîtres !

— Combien en comptes-tu ? demanda Pitt à Giordino quand le dernier Chinois eut pris pied à bord.

— Vingt et un, répondit Giordino. Quatre contre un. Ce n’est pas exactement ce que j’appellerais « légèrement dépassé par le nombre ».

— Je suis d’accord avec ta cote.

Ils se tenaient gauchement, vêtus de longs manteaux d’hiver, les mains levées au-dessus de la tête, en position de reddition. Eddie Seng, James et Meadows regardaient d’un air sombre les marins chinois comme un équipage irrité par l’interruption de leur travail de routine à bord. L’effet eut le résultat que Pitt escomptait. Les marins chinois, voyant le manque de résistance qu’on leur opposait, se détendirent et tinrent leurs armes de façon moins menaçante, ne s’attendant à aucune réaction de la part de l’équipage loqueteux d’un navire minable. L’officier, arrogant et regardant avec dégoût la troupe hétéroclite qui l’accueillait, s’approcha de Pitt et exigea, en anglais, de savoir où il pouvait trouver le commandant. Sans paraître le moins du monde insolent, le regard allant de l’enseigne au capitaine, Pitt demanda poliment :

— Lequel d’entre vous est Laurel et lequel est Hardy ?

— Qu’avez-vous dit ? éructa l’enseigne de vaisseau. Si vous ne voulez pas être abattu, menez-moi à votre commandant. Le visage de Pitt prit une expression de terreur pure.

— Hein ? Vous voulez le commandant ? Il fallait le dire ! Il se tourna légèrement et fit un vague signe de tête vers Cabrillo sur l’aile du pont, qui se consumait d’une rage froide.

Par pur réflexe, toutes les têtes et tous les regards suivirent le geste de Pitt vers l’homme qui hurlait.

Alors, de l’endroit où il était, Cabrillo comprit soudain clairement ce que préparaient les deux hommes de la NUMA et contempla, comme hypnotisé, la lutte soudaine qui éclata sous ses yeux. Il vit avec stupéfaction Pitt et Giordino sortir comme par magie une autre paire de mains de sous leurs manteaux, des mains qui serraient des pistolets-mitrailleurs, les doigts serrés sur la détente. Ils lancèrent une rafale mortelle sur les marins chinois qui furent pris totalement au dépourvu. Les deux officiers tombèrent les premiers, suivis par les six hommes les plus proches d’eux. Rien, absolument rien n’avait pu les préparer à une tuerie aussi vicieuse, et sûrement pas l’attitude effrayée et lâche des hommes de l’Oregon. En une fraction de seconde, cette attaque inattendue avait inversé la cote à un peu plus de deux contre un. La confrontation pleine de morgue tourna rapidement au chaos sanglant et déchaîné.

Seng, James et Meadows, avertis avant l’action de la manœuvre des faux bras, tirèrent immédiatement leurs armes et ouvrirent le feu moins d’une seconde après Pitt et Giordino. Ce fut un vrai ramdam. Les hommes tombaient un peu partout, essayant frénétiquement de jeter l’autre à terre. Les marins chinois étaient de véritables professionnels et ils étaient braves. Ils reprirent vite leurs esprits et tinrent bon sur le pont maintenant encombré des cadavres de leurs camarades et rendirent coup pour coup.

En un temps record, les chargeurs de tous les pistolets furent vides en même temps. Seng fut frappé et tomba à genoux. Meadows avait pris une balle dans l’épaule, mais se servait de son fusil comme d’une batte de base-ball. N’ayant pas le temps de recharger, Pitt et Giordino lancèrent leurs armes contre huit marins chinois qui combattaient encore et se jetèrent dans la bataille. Pourtant, malgré le combat qui faisait rage entre ces deux troupes lancées l’une contre l’autre en hurlant, Pitt entendit le cri de bataille de Cabrillo sur le pont.

— Tirez ! Pour l’amour du ciel, tirez !

Une partie de la coque de l’Oregon s’ouvrit en un clin d’œil et les deux missiles Harpoon s’éjectèrent de leurs tubes presque en même temps que les torpilles Mark 46 sortaient des leurs. Une seconde plus tard, les deux Oerlikons s’ouvrirent, se pointèrent et tirèrent sous le commandement du centre de contrôle de combat, envoyant un orage d’obus contre le Chengdo et ses lance-missiles, démolissant tous ses systèmes avant même que 1e navire chinois ait pu tenter de démolir un adversaire à sa portée. Le temps parut s’arrêter lorsque le premier missile de l’Oregon déchira la coque de l’escorteur sous la grosse cheminée et explosa dans sa salle des machines. Le second Harpoon frappa la tour de communication du Chengdo, le réduisant au silence et empêchant tout appel au secours vers le commandement de sa flotte.

Puis vinrent les torpilles plus lentes, explosant à 9 mètres les unes des autres, déclenchant deux formidables geysers à côté du Chengdo, le faisant presque basculer sur ses barrots. Il reprit son équilibre pendant un moment puis gîta sur tribord tandis que l’eau envahissait les deux gros trous aussi larges que des portes de grange.

Le commandant Yu Tien du Chengdo, un homme généralement prudent, tomba dans le panneau lorsqu’il vit à la jumelle le vieux navire apparemment innocent. Il observa ses marins l’aborder sans le moindre signe de résistance. Il regarda le drapeau iranien vert, blanc et rouge, que l’on tenait pour hisser à sa place celui de la République populaire de Chine avec ses cinq étoiles d’or. Puis soudain, le commandant Yu Tien fut paralysé par le choc et l’incrédulité. Un instant, son navire presque invincible prenait possession de ce qui paraissait n’être qu’un vieux rafiot rouillé et, l’instant suivant, le vieux rafiot rouillé lui infligeait des dommages horribles avec une précision hautement perfectionnée.

Frappé par des missiles, des torpilles et une pluie d’obus tirés presque simultanément, son navire fut instantanément blessé à mort. Il pensa qu’il était inimaginable qu’un innocent navire de commerce puisse posséder une telle puissance de feu.

Yu Tien se raidit en voyant la mort et le déshonneur fondre sur lui, par les ventilateurs, les écoutilles et les coursives arrivant des entrailles de son navire. Ce qui avait commencé par quelques bouffées blanches, quelques étincelles orange, devint bientôt un torrent de feu rouge et de fumée noire sortant des ruines de ce qui avait été une salle des machines et n’était plus qu’un four crématoire pour les hommes qui n’avaient pu s’en échapper.

— Feu ! cria-t-il. Détruisez ces chiens immondes !

— Rechargez ! hurla Cabrillo par le téléphone du bord. Dépêchez-vous ! rechargez !...

Ses ordres furent interrompus par un terrible rugissement suivi de chocs répétés tout autour de lui. Les gros canons de l’escorteur tirant depuis la tourelle avant encore intacte envoyaient un déluge de feu et de missiles hurlants sur l’Oregon.

Le premier siffla entre les grues et explosa contre la base du mât avant, le coupant net et l’envoyant s’écraser sur le pont de cale dans une pluie de métal chauffé à blanc et de bois partant dans tous les sens, allumant plusieurs petits incendies, mais sans causer de dommages irréparables. Dans une autre explosion, le second obus s’encastra dans la poupe de l’Oregon et la déchira, laissant un grand trou dans l’étambot. Le coup était sévère, mais pas catastrophique.

Cabrillo rentra machinalement la tête dans les épaules lorsqu’un orage d’obus de 37 mm tirés par les canons plus légers déferla sur l’Oregon, du gaillard d’avant à la poupe déchirée. Presque immédiatement, il fut hélé par Ross qui dirigeait les systèmes de contrôle de feu du navire.

— Monsieur, les canons légers du Chinois ont abîmé les mécanismes de mise à feu du lance-missiles. J’ai horreur d’apporter de mauvaises nouvelles, mais nous n’avons plus de punch de ce côté-là.

— Et les torpilles ?

— Il faut trois minutes pour qu’on puisse les tirer.

— Dites aux hommes de le faire en une minute. Hanley ! cria Cabrillo par l’interphone à la salle des machines.

— Je suis là, Juan, répondit la voix calme de Hanley.

— Pas de dommages aux moteurs ?

— Quelques tuyaux fuient. Mais rien que nous ne puissions contrôler.

— Donnez-moi la vitesse maximale, chaque noeud que vos moteurs pourront cracher ! On fiche le camp d’ici avant que l’escorteur ne nous mette en pièces.

— À vos ordres.

C’est alors que Cabrillo réalisa que les Oerlikons étaient silencieux. Immobile, il regarda les canons jumeaux, sans vie au centre de leur grande caisse de bois dont les quatre parois avaient été arrachées. Leurs gueules impuissantes visaient l’escorteur, leurs contrôles électroniques coupés par les obus de 37 mm. Il comprit que sans tir de couverture, leurs chances de survie étaient réduites à néant. Trop tard, il sentit que la poupe de l’Oregon s’enfonçait et que sa proue s’élevait tandis que les gros moteurs de Hanley poussaient le navire en avant. Pour la première fois il ressentit la peur et l’impuissance en regardant les gueules des canons de 100 mm de l’escorteur qui n’attendaient que de couler son navire et son équipage dévoué.

Ayant momentanément oublié la lutte à mort qui se déroulait sur le pont au milieu de la destruction, il cilla et regarda le pont inférieur. Des corps ensanglantés étaient éparpillés comme un chargement de cadavres abandonnés par des camions en pleine rue. Il sentit la bile lui monter à la gorge. Cet abominable carnage avait pris moins de deux minutes, une tuerie épouvantable qui n’avait épargné personne, les vivants étant couverts de blessures. Du moins le pensa-t-il.

Puis, comme dans un fondu enchaîné au cinéma, il aperçut une silhouette se mettre debout en chancelant et traverser le pont comme un homme ivre, se dirigeant vers les Oerlikons.

Bien que protégés par leurs gilets pare-balles, James et Meadows étaient tous deux allongés, les jambes blessées. Seng avait pris deux balles dans le bras droit. Assis, appuyé contre le bastingage, il déchira la manche de sa chemise et en fit un tampon qu’il pressa sur ses blessures pour arrêter le flot de sang. Giordino était couché près de lui, à peine conscient. L’un des marins chinois l’avait assommé avec la crosse de son arme au moment où Giordino lui enfonçait d’un coup de poing l’estomac presque jusqu’aux vertèbres. Les deux hommes étaient tombés ensemble, le marin tremblant de douleur et tentant de reprendre son souffle. Giordino s’était effondré, évanoui.

Pitt, voyant que son ami n’était pas sérieusement blessé, enleva le manteau avec les bras factices et se dirigea péniblement vers les Oerlikons.

— Deux fois ! marmonna-t-il. Qui le croirait ? Deux fois au même endroit !

Il appuya d’une main sur la blessure ouverte un centimètre à peine au-dessus de celle, encore bandée, que lui avait faite la balle du lac Orion. De l’autre main, il serrait un pistolet-mitrailleur chinois arraché à un marin mort.

De son point d’observation sur l’aile du pont, Cabrillo regardait, médusé, Pitt qui dégageait avec mépris les débris et la poussière que les obus de 37 mm du Chengdo avaient semés sur le pont cargo de l’Oregon. Le feu crépitait autour de lui comme de la pluie, avalant les caisses de bois empilées sur le pont. Il entendait le sifflement des balles autour de sa tête et sentait même l’air qu’elles déplaçaient à quelques centimètres de son visage et de son cou. Miraculeusement, aucune ne le frappa tandis qu’il se frayait un chemin jusqu’aux Oerlikons.

Le visage de Pitt n’était pas beau à voir. Cabrillo avait l’impression de contempler un masque de rage impie, les yeux verts brillant d’une furieuse détermination. Ce visage, Cabrillo ne l’oublierait pas de sa vie. Jamais il n’avait vu personne faire preuve d’un tel mépris pour la mort.

Enfin, réalisant ce qui paraissait impossible, Pitt leva le pistolet automatique et tira sur ce qui restait du câble menant à la salle de contrôle du tir, rendant ainsi aux deux canons leur liberté de mouvement. Puis il passa derrière et en prit le contrôle manuel, saisissant de la main droite le levier de la détente qui y avait été installé, mais jamais utilisé.

Ce fut comme si l’Oregon reprenait vie, comme un lutteur salement touché qui se relève avant d’être compté neuf et reprend le combat. Son but n’était pas celui auquel pensait Cabrillo. Au lieu de tirer sur le Chengdo et ses canons de 37 mm, Pitt déchaîna le feu des Oerlikons et ses 1 400 coups par minute contre la tourelle, où les canons de 100 mm étaient sur le point de dévaster le navire adverse.

Cela aurait pu paraître un inutile geste de défi  – l’ouragan de petits obus s’écrasait et ricochait sur la tourelle blindée – mais Cabrillo comprit ce qu’essayait de faire Pitt. « Une vraie folie, pensa-t-il, une folle tentative de l’impossible. » Même avec un support solide pour appuyer le tube du canon, seul un tireur d’élite aurait pu placer un obus dans la gueule d’un des deux canons depuis un navire ne cessant de rouler et de tanguer sur les vagues de l’océan. Mais Cabrillo oubliait la terrible puissance de feu des Oerlikons entre les mains de Pitt, ne réalisant pas que la loi du nombre était de son côté. Trois obus, les uns derrière les autres, entrèrent dans la gueule du canon central et descendirent le long de son tube, se heurtèrent à l’obus que le servant venait de charger dans sa culasse et firent sauter sa tête à l’instant précis où il était projeté.

En une seconde volée à l’enfer, le gros obus de 100 mm éclata, causant une explosion terrible qui ouvrit la tourelle comme se déchirent les gros pétards du 14 juillet et la transformant en un carnage d’acier déchiqueté. Enfin, comme répondant à un signal, les deux dernières torpilles de l’Oregon s’écrasèrent sur la coque du Chengdo, l’une d’elles entrant par miracle dans un trou déjà ouvert par un coup précédent. L’escorteur trembla sur sa quille tandis qu’une monstrueuse explosion se déchaînait dans ses entrailles et soulevait sa coque presque au-dessus de l’eau. Une énorme boule de feu s’épanouit tout autour du navire puis, comme un animal mortellement blessé, il frissonna et mourut. Trois minutes plus tard, il avait coulé dans un grand sifflement et une colonne de fumée noire qui monta en spirale et se fondit dans le ciel nocturne en cachant les étoiles.

La vague de choc fonça sur l’Oregon et les vagues suivantes, plus faibles, qui naquirent de l’escorteur coulé, le balancèrent comme s’il était pris au milieu d’un tremblement de terre. Sur le pont, Cabrillo n’avait pas assisté à l’agonie du Chengdo. Quelques secondes avant que Pitt ne dirige habilement son tir mortel, les canons légers de l’escorteur convergèrent sur le pont et le submergèrent d’une pluie de débris et de verre brisé. Le pont était comme frappé par mille marteaux piqueurs. Cabrillo avait senti l’air se déchirer autour de lui dans un concert d’explosions, il agita les bras au moment où il fut touché et poussé à la renverse du pont jusque dans la timonerie. Il tomba, ferma les yeux et s’accrocha des deux bras à l’habitacle de cuivre. Un obus avait frappé sa jambe droite en dessous du genou, mais Cabrillo ne ressentait aucune douleur. C’est alors qu’il entendit une sorte de violente éruption et sentit un furieux souffle d’air, suivi par un silence presque effrayant.

Sur le pont inférieur, Pitt lâcha le levier de détente et couvrit le chemin en sens inverse sur le pont couvert de débris du pont cargo. S’approchant de Giordino, il le mit debout. Celui-ci passa un bras autour de la taille de Pitt pour reprendre son équilibre puis, le retirant, regarda sa main tachée de sang.

— Dis donc, on dirait que tu as une fuite !

— Ouais, il faut que je pense à la reboucher, dit Pitt avec un sourire tendu.

Assuré que la blessure de son ami n’était pas grave, Giordino montra Seng et les autres.

— Ces types sont sérieusement blessés, dit-il. Il faut les aider.

— Fais ce que tu peux pour les installer confortablement en attendant que le chirurgien puisse s’occuper d’eux.

Il regarda les ruines de ce qui avait été le pont et qui n’était plus qu’une masse de débris métalliques entremêlés.

— Si Cabrillo est vivant, je vais essayer de l’aider.

L’échelle menant à l’aile du pont était tordue et démolie et Pitt dut escalader la masse d’acier trouée d’obus et toute froissée qui avait été la superstructure avant pour atteindre la timonerie. Un silence de mort régnait à l’intérieur, très abîmé. On n’entendait que le bruit des moteurs à fond et le chuintement de l’eau le long de la coque. Le navire, malgré ses blessures, s’éloignait à toute vitesse du lieu de la bataille et cette fuite rehaussait en quelque sorte le silence fantomatique qui régnait là.

Lentement, Pitt pénétra dans un enfer de déchets métalliques, marchant au milieu des gravats.

Il ne vit pas les corps du timonier ni de l’officier en second. Tous les systèmes de tir avaient été commandés depuis le centre de contrôle, sous le gaillard d’avant. Cabrillo avait observé et dirigé seul la bataille depuis le pont rarement utilisé. Au bord de l’inconscience, le président vit s’approcher une forme vague qui écartait les morceaux de bois éclatés de la porte. Il tenta maladroitement de s’asseoir. L’une de ses jambes répondit, l’autre non. Ses pensées s’agitaient dans une sorte de brouillard. Il eut vaguement conscience que quelqu’un s’agenouillait près de lui.

— Votre jambe en a pris un sacré coup, dit Pitt.

Il déchira sa chemise et en fit un garrot au-dessus de la blessure pour arrêter l’hémorragie.

— Comment va le reste de votre personne ? Cabrillo montra sa pipe cassée.

— Ces salauds ont bousillé ma meilleure pipe de bruyère !

— Vous avez de la chance que ce ne soit pas votre crâne ! Cabrillo agrippa le bras de Pitt.

— Vous avez réussi ! J’ai bien cru que vous y trouveriez la mort.

— Personne ne vous a donc prévenu que j’étais indestructible ? dit-il en souriant. C’est grâce à ce gilet pare-balles que vous m’avez conseillé de mettre.

— Le Chengdo ?

— Il repose au fond de la mer de Chine.

— Y a-t-il des survivants de l’escorteur ?

— Hanley fait tourner ses moteurs à leur vitesse de pointe. Je ne crois pas qu’il ait envie de ralentir ni de faire demi-tour pour voir s’il y en a.

— Avons-nous été gravement touchés ? demanda Cabrillo dont le regard reprenait vie.

— En dehors du fait que ce navire semble avoir été piétiné par Godzilla, il n’a rien qu’un petit séjour de quelques semaines au chantier naval ne puisse réparer.

— Des blessés ?

— Environ cinq, peut-être six, vous compris, répondit Pitt. À ma connaissance, ni morts ni blessés graves.

— Je tiens à vous remercier, dit Cabrillo.

Il sentait qu’il allait s’évanouir à cause du sang qu’il avait perdu et tenait à aller jusqu’au bout.

— Vous nous avez bien eus, moi et les Chinois, avec vos fausses mains en l’air. Si vous n’aviez pas sorti les vraies, le sort de la bataille aurait été différent.

— J’ai été aidé par quatre hommes formidables, dit Pitt en posant un tourniquet sur le garrot de Cabrillo.

— Il a fallu un courage exceptionnel pour traverser le pont balayé d’obus et aller faire fonctionner les Oerlikons.

Pitt avait fait tout ce qu’il pouvait avant que Cabrillo soit transporté à l’hôpital du navire. Il s’assit et regarda le président.

— Je crois que ça relève plutôt d’un accès de folie passagère.

— Peut-être, dit Cabrillo d’une voix faible, mais vous avez sauvé le navire et tout le monde à bord. Pitt lui adressa un sourire fatigué.

— Est-ce que la compagnie me votera une récompense lors du prochain conseil d’administration ?

Cabrillo commença une phrase, mais s’évanouit juste au moment où Giordino, deux hommes et une femme entrèrent dans la timonerie ravagée.

— Comment va-t-il ? demanda Giordino.

— Sa jambe ne tient qu’à un fil. Si le chirurgien du bord est aussi doué et aussi professionnel que tous les membres de ce navire, je parie qu’il la rattachera. Giordino regarda le sang qui inondait le pantalon de Pitt à la hauteur de la hanche.

— Tu devrais peut-être te dessiner une cible sur les fesses, dit-il.

— Pourquoi faire ? répondit Pitt avec un clin d’œil. Personne ne le louperait, de toute façon.

**

La plupart des visiteurs ignorent que Hong Kong a une grande banlieue composée de 235 îles. Considérée comme l’autre visage de la région trépidante des affaires, en face de Kowloon, les vieux villages de pêcheurs et la campagne pacifique sont agrémentés de fermes pittoresques et de temples anciens. La plupart des îles sont moins accessibles que Cheung Chau, Lamma et Lantau dont la population varie de 8 000 à 25 000 âmes. Beaucoup sont encore inhabitées.

À 4 milles de la ville d’Aberdeen, sur la baie de Repuise, l’île de Tia Nan émerge des eaux du chenal d’East Lamma, de l’autre côté d’un étroit canal venant de la péninsule Stanley. Elle est toute petite, à peine un mille de diamètre. Sur son point le plus haut, saillant d’un promontoire de 60 mètres au-dessus de la mer, s’élève un monument à la richesse et au pouvoir, manifestation d’un ego suprême.

À l’origine, c’était un monastère taoïste construit en 1789 dédié à Ho Hsie Ku, un des immortels du taoïsme. Le temple principal entouré de trois autres plus petits, a été abandonné en 1949. Qin Shang l’acheta en 1990, voulant à tout prix créer un état grandiose capable d’en mettre plein la vue à tous les hommes d’affaires et politiciens influents du sud-est de la Chine.

Protégés par de hauts murs et des grilles bien gardées, les jardins étaient artistiquement dessinés et plantés d’arbres et de fleurs les plus rares du monde. On y trouvait les répliques des motifs floraux les plus anciens. Des artisans étaient venus de toute la Chine pour remodeler le monastère et en faire une vitrine magnifique de la culture chinoise. L’architecture harmonieuse était à la fois retenue et rehaussée pour mettre en valeur les immenses collections de trésors artistiques de Qin Shang. Pendant 30 ans, il avait chassé et rassemblé des objets d’art allant de la préhistoire chinoise à la fin de la dynastie Ming, en 1644. Il n’avait cessé de supplier, cajoler et corrompre les fonctionnaires de la République populaire de Chine pour qu’on lui vende ces antiquités et ces œuvres d’art inestimables, tous les trésors culturels sur lesquels il pouvait mettre la main.

Ses agents écumaient les plus grandes salles des ventes d’Europe et d’Amérique ainsi que toutes les collections privées de tous les continents pour acheter d’exquis objets chinois. Qin Shang achetait, achetait, avec un fanatisme qui étonnait ses rares amis et associés d’affaires. Après un délai approprié, ce qu’il ne pouvait acheter était volé et se retrouvait dans ses collections. Ce qu’il ne pouvait exposer par manque de place, ou ce qui provenait trop évidemment de vols, était entassé dans des entrepôts à Singapour et non à Hong Kong, car il ne se fiait pas aux fonctionnaires chinois qui pouvaient décider un beau jour de confisquer ses trésors à leur profit.

Contrairement à la plupart de ses richissimes contemporains, Qin Shang ne s’installa jamais dans le mode de vie des « riches et célèbres ». Depuis le jour où il avait économisé sa première pièce jusqu’à celui où il avait acquis son troisième milliard, il ne cessa jamais de s’activer pour étendre son florissant commerce maritime et pour amasser chaque jour davantage, poussé par un désir maniaque et sans limites, les richesses culturelles de la Manque ponctuation Chine.

Quand il avait acheté le monastère, le premier projet de Qin Shang avait été d’agrandir et de paver le chemin sinueux reliant les temples à un petit port pour que les matériaux de construction et, plus tard, les œuvres d’art et les meubles puissent être transportés en haut de la colline raide par des camions.

Il voulait plus que reconstruire et remodeler le temple, beaucoup plus. Il voulait créer un effet époustouflant, jamais atteint pour une résidence privée ou tout autre édifice voué comme le sien à l’accumulation d’art culturel par un seul individu. À l’exception, peut-être, du palais de Hearst[25] à San Simeon, en Californie.

Il lui fallut cinq ans en tout pour que les terres intérieures soient richement paysagées et le décor terminé dans les temples. Six mois passèrent encore avant la mise en place des objets d’art et du mobilier. Le temple principal devint sa résidence et son lieu de distraction, avec une salle de billard richement décorée et une vaste piscine chauffée, couverte et découverte, qui occupait un grand cercle de plus de 30 mètres. Le complexe offrait aussi deux courts de tennis et un petit terrain de golf de neuf trous. Les trois autres temples, plus petits, furent convertis en somptueuses maisons d’invités. À la fin, Qin Shang la baptisa la Maison de Tin Hau, patronne et déesse des marins.

Dans le domaine de la perfection, Qin Shang était un extrémiste. Il ne cessa jamais de fignoler ses temples adorés. L’ensemble était en état de perpétuelle activité, car il redessinait sans arrêt, ajoutait de coûteux détails pour enrichir sa création.

Les dépenses étaient colossales, mais il avait bien plus d’argent qu’il n’était nécessaire pour satisfaire sa passion. Tous les musées du monde lui enviaient ses 14000 objets d’art. Il ne cessait de recevoir des offres de galeries et de collectionneurs. Mais Qin Shang achetait seulement. Il ne vendait jamais.

Quand elle fut enfin achevée, la Maison de Tin Hau était un magnifique chef-d’œuvre, dominant la mer comme un spectre gardant les secrets de son propriétaire.

C’était toujours avec le plus grand plaisir que les princes d’Asie et d’Europe, les grands de ce monde, les financiers de haut vol et les stars de cinéma acceptaient une invitation à visiter la Maison de Tin Hau. Les hôtes arrivaient généralement à l’aéroport international de Hong Kong où les attendait un hélicoptère de luxe pour les mener au terrain d’atterrissage installé près du complexe. Les hauts personnages politiques ou les gens faisant partie d’une élite très spéciale faisaient la traversée par mer sur l’incroyable palais flottant de 60 mètres de long de Qin Shang. Ce navire, qui avait la taille d’un petit navire de croisière, avait été conçu et réalisé dans son propre chantier naval. En arrivant, les invités étaient accueillis par toute une équipe de domestiques qui les conduisaient en luxueuses limousines jusqu’à leurs suites. Là, ils disposaient de femmes de chambre et de valets personnels pour la durée de leur séjour. On les informait des heures des repas pour lesquels ils pouvaient choisir leurs mets et leurs vins préférés.

Impressionnés par l’étendue et la splendeur des temples reconstruits, les invités se détendaient dans les jardins, nageaient dans la piscine ou travaillaient dans la bibliothèque où ils disposaient de secrétaires très professionnelles, pouvaient consulter les publications les plus récentes et disposaient d’ordinateurs et de systèmes de communications dernier cri. Ainsi, les officiels gouvernementaux et les grands hommes d’affaires pouvaient rester en contact avec leurs bureaux.

Les dîners étaient toujours cérémonieux. Les invités se réunissaient dans un immense salon décoré en jardin tropical avec des cascades et des étangs remplis de poissons colorés. Une brume parfumée tombait d’installations au plafond. Les femmes, pour protéger leurs coiffures, s’asseyaient sous des parapluies de soie artistiquement peints. Après les apéritifs, ils se retrouvaient dans le grand hall du temple qui servait de salle à manger, où les attendaient des chaises massives sculptées de dragons exotiques dont les pattes servaient d’accoudoirs. On pouvait choisir ses couverts  – des baguettes pour les Orientaux, des couverts plaqués or pour les Occidentaux. À la place de la longue table rectangulaire dont l’hôte occupait le haut, Qin Shang préférait une immense table ronde où ses invités disposaient d’une place confortable. Une aile étroite avait été taillée dans une section de la table où de superbes Chinoises minces, vêtues de magnifiques robes moulantes ouvertes haut sur les cuisses, servaient une multitude de plats nationaux, de l’intérieur. L’esprit créatif de Qin Shang avait imaginé ce moyen plus pratique que la méthode traditionnelle consistant à servir les invités par-dessus leurs épaules.

Quand tout le monde était assis, Qin Shang faisait son apparition dans un ascenseur creusé dans le plancher. Il portait généralement une de ces tuniques de soie hors de prix de seigneur mandarin et s’asseyait dans un ancien trône placé cinq centimètres au-dessus des chaises de ses invités.

Peu intéressé par le statut ou la nationalité de ses invités, il agissait comme si chaque repas était l’occasion d’une cérémonie dont il était l’empereur.

En fait, les invités de marque adoraient chaque seconde de ces dîners de grand style qui étaient en réalité plus que de simples fêtes. Après le repas, Qin Shang les emmenait dans un théâtre superbe où on leur passait les derniers films parus dans le monde entier. Assis dans des fauteuils de velours confortables, chacun disposait d’écouteurs lui permettant d’entendre les dialogues dans sa propre langue.

À la fin du programme, il était presque minuit. On servait un léger buffet et les invités pouvaient bavarder entre eux tandis que Qin Shang disparaissait dans son salon privé avec un ou deux hôtes de marque, pour discuter des marchés mondiaux ou négocier des affaires.

Ce soir-là, Qin Shang réclama la présence de Zhu Kwan, le savant septuagénaire qui était l’historien le plus respecté de Chine. Kwan était un petit homme au visage minuscule et souriant, aux yeux sombres sous de lourdes paupières. Il fut invité à s’asseoir sur les épais coussins d’une chaise en bois sculpté de lions. On lui offrit un alcool de pêche dans une ravissante tasse de porcelaine Ming.

Qin Shang lui adressa un sourire.

— Je tiens à vous remercier d’être venu, Zhu Kwan.

— Je vous remercie de votre invitation, répondit aimablement Zhu Kwan. C’est un grand honneur pour moi d’être votre hôte dans cette magnifique demeure.

— Vous êtes la plus haute autorité de ce pays sur l’Histoire et la culture de la Chine ancienne. Je vous ai demandé de venir parce que je souhaitais, en plus du plaisir de vous rencontrer, discuter avec vous d’une possible collaboration.

— Je dois conclure que vous souhaitez que je fasse des recherches ?

— En effet.

— En quoi puis-je vous être utile ?

— Avez-vous bien examiné certains de mes trésors ?

— Bien entendu. C’est une occasion rare pour un historien d’étudier sur pièce certaines des plus belles œuvres d’art de notre pays. J’ignorais qu’il existait encore tant d’objets de notre passé. Les magnifiques brûle-parfums de bronze incrustés d’or et de pierres précieuses de la dynastie Chou, le chariot de bronze avec ses cavaliers grandeur nature et ses quatre chevaux de la dynastie Han...

— Des faux, des copies, interrompit Qin Shang, le visage ravagé de rage. Ce que vous considérez comme des chefs-d’œuvre de nos ancêtres ont été recréés à partir des photos ou des dessins des originaux.

Zhu Kwan fut à la fois étonné et déçu.

— Ils ont l’air si parfaits, j’ai été complètement trompé.

— Vous ne l’auriez pas été si vous aviez eu le temps de les étudier en laboratoire.

— Vos artisans sont extraordinaires. Aussi doués que ceux d’il y a mille ans. Sur le marché d’aujourd’hui, vos copies doivent valoir une fortune. Qin Shang était lourdement assis sur une chaise face à Zhu Kwan.

— C’est vrai, mais les reproductions ne sont pas sans prix comme le sont les originaux. C’est pourquoi je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation. J’aimerais que vous fassiez un inventaire des trésors artistiques dont on est sûr qu’ils existaient avant 1948 et qui ont disparu depuis.

Zhu Kwan le regarda sans ciller.

— Êtes-vous prêt à payer une grosse somme pour cette liste ?

— Je le suis.

— Alors, vous aurez un inventaire complet avec toutes les pièces artistiques connues qui ont disparu au cours des 50 ou 60 dernières années, d’ici la fin de la semaine. Voulez-vous que je vous l’adresse à votre bureau de Hong Kong ?

Qin Shang lui lança un regard étonné.

— C’est un engagement tout à fait exceptionnel. Êtes-vous sûr de pouvoir répondre à ma demande en si peu de temps ?

— J’ai déjà fait une description sommaire de ces trésors sur une période de trente ans, expliqua Zhu Kwan. Je l’ai faite avec amour et pour ma satisfaction personnelle. Je ne demande que quelques jours pour la classer en ordre lisible. Et je vous la donnerai gratuitement.

— C’est extrêmement aimable à vous, mais je ne suis pas homme à demander des faveurs sans compensations.

— Je n’accepterai pas d’argent, mais j’y mets une condition.

— Acceptée d’avance.

— Je vous demande humblement d’utiliser vos énormes moyens pour essayer de localiser les trésors perdus afin qu’ils soient rendus au peuple chinois.

Qin Shang hocha la tête avec solennité.

— Je promets d’utiliser tous les moyens dont je dispose. Bien que je n’aie consacré que quinze ans, alors que vous en avez passé trente, à la recherche, j’ai le regret de vous dire que je n’ai pas beaucoup progressé. Le mystère est aussi profond que celui de la disparition du squelette de l’Homme de Pékin.

— Vous n’avez trouvé aucune piste ? demanda Zhu Kwan.

— La seule clef vers une possible solution que mes agents aient découverte est un navire nommé Princesse Dou Wan.

— Je me le rappelle bien. J’ai navigué dessus avec mes parents jusqu’à Singapour quand j’étais petit. C’était un beau navire. Si je me souviens bien, il appartenait aux Canton Lines. J’ai moi-même cherché des indices de sa disparition, il y a quelques années. Mais quel rapport y a-t-il avec le trésor perdu ?

— Peu après que Tchang Kaï-Chek ait dévalisé les musées nationaux et les collections privées de nos ancêtres, le Princesse Dou Wan est parti pour une destination inconnue. Il ne l’a jamais atteinte. Mes agents n’ont trouvé aucun témoin oculaire. Il semble que la plupart aient disparu dans des circonstances mystérieuses. Ils sont sûrement enterrés quelque part sous des dalles sans noms, grâce à Tchang Kaï-Chek qui souhaitait que les Communistes ne trouvent aucune piste des secrets de ce bateau.

— Vous pensez que Tchang Kaï-Chek a essayé de faire disparaître les trésors sur le Princesse Dou Wan ?

— Les coïncidences et d’étranges événements me le font croire.

— Cela répondrait à bien des questions. Les seules données que j’aie pu trouver sur le Princesse Dou Wan laissent penser qu’il s’est perdu sur des écueils en allant à Singapour.

— En réalité, sa trace disparaît quelque part dans la mer de l’ouest du Chili, où on a enregistré un signal de détresse reçu d’un navire prétendant s’appeler le Princesse Dou Wan avant qu’il ne coule avec tout son équipage dans un violent orage.

— Vous avez bien travaillé, Qin Shang, dit Zhu Kwan. Peut-être pouvez-vous maintenant résoudre le puzzle ?

Qin Shang eut un mouvement de tête découragé.

— Plus facile à dire qu’à faire. Il a pu couler n’importe où dans une zone de 400 milles carrés. En Amérique, on dit que c’est chercher une aiguille dans une meule de foin.

— Ce n’est pas une recherche qu’on peut abandonner parce qu’elle est trop difficile. Il faut faire des recherches. Il faut retrouver nos inestimables trésors nationaux.

— Je suis d’accord. C’est pourquoi j’ai fait construire un bateau d’exploration. Mon équipage de recherche d’épaves passe le site au crible depuis six ans et n’a trouvé aucun signe d’une épave, au fond de l’eau, répondant à la taille et à la description du Princesse Dou Wan.

— Je vous supplie de ne pas abandonner, dit solennellement Zhu Kwan. Si vous retrouvez et rendez au peuple les objets d’art que l’on mettra dans des musées et des galeries, votre nom sera immortel.

— C’est pour cela que je vous ai fait venir ici ce soir. Je veux que vous fassiez tout votre possible pour trouver un indice concernant le lieu où le navire a coulé. Je vous paierai bien tout nouveau renseignement que vous découvrirez.

— Vous êtes un grand patriote, Qin Shang.

Mais si Zhu Kwan pensait que Qin Shang faisait une action noble pour le peuple de Chine, il fut rapidement déçu.

— J’ai amassé une grande fortune et atteint un grand pouvoir, mais je ne cherche pas l’immortalité. Je le fais parce que je ne veux pas mourir insatisfait. Je ne trouverai le repos que lorsque ces trésors seront retrouvés et récupérés.

Le voile recouvrant les intentions mauvaises de Qin Shang venait de se déchirer. S’il avait la chance de trouver le Princesse Dou Wan et son inestimable fret, il était fermement décidé à le garder pour lui. Chaque objet, quelle que soit sa taille, viendrait grossir la collection cachée pour son unique et égoïste satisfaction.

 

Qin Shang était allongé sur son lit et étudiait des rapports financiers concernant son immense empire quand le téléphone placé sur sa table de nuit se mit à sonner. Contrairement à beaucoup de célibataires dans sa position, il dormait généralement seul. Il admirait les femmes et en convoquait de temps en temps quand il en ressentait l’envie, mais sa vraie passion, c’était la finance et les affaires. Il pensait que fumer et boire n’était que perte de temps et la séduction aussi. Il avait trop de discipline pour se plier à une amourette commune. Il n’avait que mépris pour les hommes de pouvoir et de richesse qui se laissaient aller à la débauche et à la dissipation.

Il saisit le récepteur.

— Oui ?

— Vous m’avez demandé de vous appeler à n’importe quelle heure, dit la voix de sa secrétaire Su Zhong.

— Oui, oui, coupa-t-il impatiemment, ses pensées interrompues. Quel est le dernier rapport sur le United States ?

— Il a quitté le dock à 19 heures. Tous les systèmes automatiques fonctionnent normalement. S’il ne rencontre pas de gros orages, il devrait atteindre Panama en un temps record.

— Un équipage est-il prêt à aborder pour lui faire passer le canal ?

— Tout a été préparé, répondit Su Zhong. Dès que le navire entrera dans les Caraïbes, l’équipage embrayera les systèmes automatiques pour son voyage jusqu’à Sungari et quittera le bord.

— Du nouveau sur les intrus du chantier naval ?

— Seulement qu’il s’agit d’une opération très professionnelle utilisant un submersible extrêmement sophistiqué.

— Et mon équipe de sécurité sous-marine ?

— On a retrouvé leurs cadavres. Aucun survivant. La plupart semblent avoir succombé à une commotion. Le patrouilleur a été retrouvé près du quai des autorités portuaires, mais son équipage avait disparu.

— Le navire battant pavillon iranien qui avait mouillé non loin du chantier naval a-t-il été investi et fouillé ?

— Il s’appelle l’Oregon . Il a quitté le port un peu avant le United States. Selon les informations du commandant naval, il a été rattrapé à votre demande par le commandant Yu Tien, de l’escorteur Chengdo. Son dernier message indique que le cargo a été arrêté et qu’il envoyait une patrouille de marins pour l’intercepter.

— Rien de nouveau du commandant Yu Tien depuis ?

— Rien que le silence.

— Peut-être ses marins ont-ils trouvé des preuves graves et ont-ils saisi le navire et l’équipage dans le plus grand secret ?

— C’est très probablement ce qui a dû se passer, admit Su Zhong.

— Qu’avez-vous d’autre à me dire ?

— Vos agents interrogent aussi le garde de la grille principale qui prétend que trois hommes, dont l’un portait l’uniforme d’un officier de la sécurité et a présenté des papiers volés, sont entrés dans le chantier naval en Rolls Royce. On suppose qu’ils sont allés directement au United States, mais on ne peut pas le vérifier puisqu’on avait ordonné à tous les gardes de quitter les docks juste avant son départ.

— Je veux des réponses ! aboya Qin Shang en colère. Je veux savoir quelle organisation est responsable de cet espionnage de mes opérations. Je veux savoir qui est derrière l’intrusion et la mort de mes gardes de sécurité.

— Voulez-vous que Pavel Gavrovich dirige l’enquête ? demanda Su Manque ponctuation

         Zhong.

Qin Shang réfléchit un instant.

— Non. Je veux qu’il se concentre sur l’élimination de Dirk Pitt.

— Aux dernières nouvelles, Pitt était à Manille.

— Aux Philippines ? s’exclama Qin Shang dont le sang-froid s’effritait. Pitt était aux Philippines, à deux heures d’avion de Hong Kong ? Pourquoi n’en ai-je pas été informé ?

— Gavrovich nous en a avertis il y a une heure. Il a suivi Pitt au port de Manille où lui et son partenaire, Albert Giordino, ont été vus monter à bord d’un cargo iranien.

La voix de Qin Shang se fit trop calme et malveillante.

— Le même cargo iranien qui a approché le United States ?

— On ne peut encore l’affirmer, dit Su Zhong. Mais tout semble indiquer qu’il s’agit bien de celui-là.

— D’une façon ou d’une autre, Pitt est mêlé à cette affaire. En tant que directeur des projets spéciaux de l’Agence Nationale Marine et Sous-marine, il est évident qu’il sait faire fonctionner un submersible. Mais quel intérêt la NUMA peut-elle avoir à connaître mes agissements ?

— Il semble que ce soit par hasard qu’il ait été mêlé aux événements du lac Orion, dit Su Zhong. Mais peut-être travaille-t-il maintenant pour une autre agence de renseignements américaine, comme l’INS ou la CIA ?

— C’est très possible, admit Qin Shang d’une voix toujours hostile. Ce démon s’est avéré bien plus destructeur que j’aurais pu l’imaginer. Il laissa le silence s’installer quelques secondes. Puis il reprit :

— Informez Gavrovich qu’on lui accorde une autorité totale et un budget illimité pour mettre au jour et arrêter toute opération secrète contre la Qin Shang Maritime.

— Et Dirk Pitt ?

— Dites à Gavrovich de différer jusqu’à son retour l’élimination de Dirk Pitt.

— À Manille ?

Qin Shang respirait plus vite, la bouche resserrée et blanche.

— Non. Quand il rentrera à Washington.

— Comment pouvez-vous être sûr qu’il se rendra directement dans la capitale américaine ?

— Contrairement à vous, Su Zhong, qui pouvez connaître les gens d’après leurs photographies, j’ai étudié l’histoire de cet homme depuis sa naissance jusqu’au moment où il a anéanti mon opération du lac Orion. Faites-moi confiance quand j’affirme qu’il rentrera chez lui à la première occasion.

Su Zhong frissonna légèrement, sachant ce qui allait suivre.

— Vous parlez du hangar d’aviation où il habite et garde sa collection de voitures anciennes ?

— Exactement. Pitt, poursuivit-il d’une voix sifflante, va pouvoir assister avec horreur à l’incendie total de ses précieuses automobiles. Je prendrai peut-être même le temps de le regarder brûler avec elles.

— Votre emploi du temps n’inclut pas un voyage à Washington la semaine prochaine. Vous avez une série de réunions avec vos directeurs de sociétés à Hong Kong et les officiels du gouvernement à Pékin.

— Annulez tout ça, dit Shang avec un geste indifférent de la main. Organisez des réunions avec mes amis du Congrès. Arrangez aussi une rencontre avec le Président. Il est temps que j’apaise la rancœur qu’il pourrait avoir à propos de Sungari.

Il se tut un moment, les lèvres s’étirant en un sourire sinistre.

— En plus de ça, reprit-il, je crois qu’il serait bon que je sois disponible quand Sungari deviendra le premier port commercial d’Amérique du Nord.

 

 

Le soleil se levait. L’Oregon naviguait sur une mer calme, sous un ciel clair, à 30 noeuds. Ses réservoirs à ballast vides, la coque était haute sur l’eau pour réduire la force de traînée. Le navire avait une étrange allure avec son arrière profondément enfoncé dans la vague où il creusait de ses puissantes hélices un large sillon blanc, son avant relevé au point de toucher à peine l’eau qu’il rejetait de part et d’autre à chaque nouveau rouleau.

Pendant la nuit, le pont cargo avait été débarrassé de ses débris tandis que le chirurgien du bord avait oeuvré sans repos pour panser les blessures et opérer ceux qui avaient été plus sérieusement touchés. L’Oregon n’avait perdu qu’un homme qui avait reçu en pleine tête plusieurs fragments d’un obus de 100 mm après qu’il se fut frayé un passage en traversant la partie supérieure de la poupe. Aucun des blessés n’était dans un état critique. Le chirurgien avait également sauvé tous les marins chinois sauf six. Les deux officiers morts avaient été jetés par-dessus bord avec ceux de leurs hommes tombés au combat.

Les femmes qui servaient à bord de l’Oregon devinrent rapidement des anges de miséricorde, assistant le chirurgien et pansant les blessures. La malchance poursuivait Pitt. Au lieu d’une ravissante infirmière pour soigner la plaie de sa hanche, il se retrouva entre les mains vigoureuses d’un quartier-maître (dois-je dire « maîtresse » ? pensa-t-il) dont le titre exact sur les rôles de Cabrillo était « coordinateur de fournitures et de logistique ». Mesurant au moins 1,82 mètre et pesant environ 100 kg, elle s’appelait Monica Crabtree et se révéla aussi vive et pleine de ressources qu’on peut l’être.

Quand elle eut fini, elle donna une grande claque sur le postérieur dénudé de Pitt.

— Voilà, ça y est. Et permettez-moi de vous dire que vous avez un joli petit cul !

— Comment se fait-il, gémit Pitt en remettant son caleçon, que les femmes abusent toujours de moi ?

— Parce que nous sommes assez malignes pour percer votre carapace et pour voir qu’en dessous bat le coeur d’un plouc romantique.

— Lisez-vous les lignes de la main ou devrais-je dire celles des fesses ?

— Non, mais je suis super aux tarots. Venez dans ma carrée ce soir, ajouta Crabtree avec un sourire en coin. Je vous ferai une séance. Pitt préféra prendre la tangente.

— Désolé, mais connaître l’avenir risque de me démolir l’estomac.

Pitt entra en boitant dans la cabine du Président. Il n’y avait pas de couchette mais un grand lit avec une tête sculptée balinaise et des draps vert pâle. Des flacons de perfusion contenant des liquides clairs se déversaient lentement par des tubes, un peu partout dans ses bras. Considérant ce qu’il avait enduré, il avait l’air raisonnablement en bonne santé. Appuyé contre des oreillers, il lisait les rapports des dommages subis en fumant sa pipe. Pitt fut navré de constater qu’on l’avait amputé de la jambe juste en dessous du genou. Le moignon reposait sur un coussin et une tache rouge marquait le bandage.

— Désolé pour votre jambe, dit Pitt. J’avais espéré que le chirurgien aurait pu la remettre en état.

— Une pieuse pensée, dit Cabrillo avec un cran extraordinaire. L’os a été trop abîmé pour que le toubib puisse le recoller.

— Je suppose qu’il est idiot de vous demander si ça va. Votre corps a l’air de tourner rond. Cabrillo fit un geste du menton vers sa jambe absente.

— Ça ne va pas trop mal. Au moins est-ce sous le genou. À votre avis, à quoi ressemblerai-je avec une jambe de bois ? Pitt baissa les yeux et haussa les épaules.

— Je n’arrive pas à imaginer le président directeur général du conseil d’administration arpenter le pont en faisant résonner son pilon comme n’importe quel boucanier lubrique.

— Pourquoi pas ? C’est pourtant ce que je suis !

— H est évident, dit Pitt en souriant, que vous n’avez pas besoin qu’on vous plaigne.

— Ce dont j’ai besoin, c’est d’une bonne bouteille de beaujolais pour remplacer le sang que j’ai perdu. Pitt s’assit sur une chaise près du lit.

— J’ai appris que vous aviez donné l’ordre de passer au large des Philippines ?

— C’est exact. Tout l’enfer doit s’y être déclaré quand les Chinois ont appris que nous avions coulé un de leurs escorteurs avec tout son équipage. Ils ont probablement utilisé tous les coups tordus de leur arsenal diplomatique pour que nous soyons arrêtés et le navire saisi à la seconde même où nous accosterons à Manille.

— Dans ce cas, quelle est notre destination ?

— Guarn, répondit Cabrillo. Nous serons en sécurité en territoire américain.

— Je suis profondément désolé pour le mort et les blessés de votre équipage et pour les dommages subis par votre navire, dit Pitt avec sincérité. J’en porte le blâme sur mes épaules. Si je n’avais pas insisté pour fouiller le paquebot, l’Oregon s’en serait sorti indemne.

— Le blâme ? répondit sèchement Cabrillo. Vous croyez être la cause de ce qui est arrivé ? Ne vous flattez pas. Ce n’est pas Dirk Pitt qui m’a ordonné de fouiller le United States, mais un contact du gouvernement des États-Unis. Toutes les décisions concernant cette fouille ont été mes décisions et uniquement les miennes.

— Votre équipage et vous avez payé le prix fort.

— Peut-être, mais ma société a été rudement bien payée pour ça. En fait, on nous a déjà garanti un sacré bénéfice.

— Pourtant...

— Pourtant rien du tout ! La mission aurait été un échec si vous et Giordino n’aviez pas appris ce que vous avez appris. Cette information, pour quelqu’un, quelque part au fin fond de nos agences de renseignements, sera considérée comme vitale pour les intérêts de la nation !

— Tout ce que nous avons appris, dit Pitt, c’est qu’un ancien transatlantique, vide de tout ce qui n’est pas essentiel et possédé par un criminel de haut vol, navigue sans équipage vers un port des États-Unis appartenant à ce même criminel de haut vol.

— Je dirais que cela représente une belle brassée de renseignements.

— À quoi ça sert si l’on n’a pas la moindre idée de ses motivations ?

— Je vous fais confiance. Vous devinerez la réponse quand vous rentrerez aux États-Unis.

— Nous n’apprendrons probablement rien de valable jusqu’à ce que Qin Shang paie ses employés.

— Le Vieux Marin[26] et le Hollandais volant avaient des équipages fantômes.

— Peut-être, mais ce sont des héros de fiction.

Cabrillo posa sa pipe dans un cendrier. Il commençait à paraître fatigué.

— Ma théorie à propos du United States explosant dans le canal de Panama aurait pu tenir si vous aviez découvert des tonnes d’explosifs dans ses cales.

— Comme le vieil escorteur prêté à bail pendant un raid de commando à Saint-Nazaire, en France, au cours de la Seconde Guerre mondiale ? dit Pitt.

— Le Campbeltown, oui, je m’en souviens. Les Britanniques l’avaient envoyé avec plusieurs tonnes d’explosifs percuter le bassin de radoub du chantier de Saint-Nazaire afin que les nazis ne puissent pas l’utiliser pour remettre en état le Tirpitz. Avec un excellent retardateur, il a explosé quelques heures plus tard, détruisant le bassin et tuant plus de cent nazis qui étaient venus le regarder.

— Il faudrait plusieurs chargements d’explosifs pour couler un navire de la taille du United States et tout ce qui se trouve alentour.

— Qin Shang est capable de tout, ou presque. Qui sait s’il n’a pas mis la main sur une bombe nucléaire ?

— Supposons qu’il en ait une, suggéra Pitt. À quoi cela lui servirait-il ? Qui gâcherait une bonne bombe nucléaire à moins d’avoir un but absolument extraordinaire ? Que gagnerait-il à mettre à plat San Francisco, New York ou Boston ? Pourquoi dépenser des millions à reconvertir un transatlantique de 300 mètres de long alors qu’il pourrait faire la même chose avec l’un de ses vieux navires obsolètes ? Non, Qin Shang n’est pas un terroriste fanatique défendant une cause. Sa religion est la domination et le profit. Quel que soit son dessein, il faut qu’il soit tortueux et brillant, un projet auquel ni vous ni moi ne penserions, même en un million d’années.

— Vous avez raison, soupira Cabrillo. Dévaster une ville, tuer des milliers de gens n’est pas dans les habitudes d’un homme aussi riche. Surtout si l’on considère que l’on pourrait remonter la trace du porteur de bombe jusqu’à la Qin Shang Maritime.

— À moins que... ajouta Pitt.

— À moins que quoi ?

— À moins que le projet ne demande qu’une faible quantité d’explosifs, acheva Pitt avec un regard lointain.

— Pour quoi faire ?

— Pour faire exploser le fond du United States et le couler.

— Ça, ce n’est pas idiot, dit Cabrillo qui avait du mal à garder les yeux ouverts. Je crois bien que vous avez mis le doigt sur quelque chose.

— Cela pourrait expliquer pourquoi Al a trouvé toutes les portes des quartiers de l’équipage et de la soute hermétiquement fermées.

— Il ne nous manque qu’une boule de cristal pour savoir quand il a l’intention de le couler... murmura Cabrillo.

Sa voix mourut et il s’endormit.

Pitt commença à dire quelque chose, vit que Cabrillo dormait et sortit de la cabine dont il ferma doucement la porte.

Trois jours plus tard, l’Oregon accueillit le pilote du port, pénétra dans le chenal et alla s’amarrer le long du dock du terminal marchand du port de Guam. À part le moignon du mât et sa poupe en morceaux, le navire n’avait pas l’air plus vilain que d’habitude.

Une rangée d’ambulances attendait sur le quai pour prendre les blessés et les conduire à l’hôpital de la station navale de l’île. On emmena d’abord les marins chinois puis les membres de l’équipage. Cabrillo fut le dernier blessé à quitter le bord. Après avoir dit au revoir aux marins, Pitt et Giordino obligèrent les porteurs de la civière à leur laisser la place et lui firent descendre la passerelle eux-mêmes.

— J’ai l’impression d’être le sultan de Bagdad, dit le président.

— Vous recevrez notre facture par la poste, répondit Giordino.

 

Ils atteignirent l’ambulance et déposèrent doucement la civière sur le quai avant de la glisser dans le réceptacle du véhicule. Pitt s’agenouilla et regarda Cabrillo dans les yeux.

— J’ai été très honoré de vous connaître, monsieur le président.

— Ce fut un privilège de travailler avec vous, monsieur le directeur des projets spéciaux. Si jamais vous décidez de quitter la NUMA et que vous cherchez un boulot qui vous emmènerait sur les sept mers et dans les ports les plus exotiques, envoyez-moi votre CV.

— Je ne voudrais pas avoir l’air ingrat, mais je ne peux pas dire qu’une croisière sur votre bateau soit une très bonne chose pour ma santé. Pitt se tut un instant et contempla les flancs rouillés de l’Oregon.

— C’est bizarre, ajouta-t-il, mais ce vieux rafiot va me manquer.

— À moi aussi, dit Cabrillo. Pitt lui jeta un regard étonné.

— : Vous allez guérir et retourner à bord en un rien de temps.

— Non, pas après ce voyage. La prochaine destination de l’Oregon, c’est le chantier de démolition.

— Pourquoi ? demanda Giordino. Est-ce que ses cendriers sont pleins ?

— Il n’a plus d’utilité, maintenant.

— Je ne comprends pas, dit Pitt. Il a l’air parfaitement sain.

— Il est « brûlé « comme on dit dans le jargon de l’espionnage, expliqua Cabrillo. Les Chinois connaissent sa façade. Dans quelques jours, tous les services de renseignements du monde vont se mettre à le chercher. Non, j’ai bien peur que ses jours de collecteur caché de renseignements ne soient comptés.

— Cela signifie-t-il que vous allez dissoudre la société ? Cabrillo se redressa, les yeux brillants.

— Il n’en est pas question ! Notre gouvernement reconnaissant a déjà offert d’armer un nouveau navire avec la technologie de pointe, des moteurs plus gros et plus puissants et un armement plus lourd. Il nous faudra peut-être accomplir quelques missions spéciales pour payer l’hypothèque, mais les actionnaires et moi-même ne sommes nullement prêts à fermer boutique.

Pitt serra la main du président.

— Je vous souhaite toute la chance du monde. Peut-être pourrons-nous remettre ça un jour ?

— Oh ! Mon Dieu ! Non ! J’espère que non ! dit Cabrillo en roulant les yeux.

Giordino prit l’un de ses magnifiques cigares et le glissa dans la poche de poitrine de Cabrillo.

— Tenez, un petit quelque chose au cas où vous seriez las de fumer votre vieille pipe puante.

Ils attendirent que les infirmiers installent Cabrillo sur une civière spéciale et le mettent dans l’ambulance. Et ils attendirent que le véhicule disparaisse au coin d’une rue bordée de palmiers. C’est alors qu’un homme s’approcha d’eux.

— Messieurs Pitt et Giordino ?

— C’est nous, répondit Pitt en se retournant.

L’homme avait un peu plus de 60 ans, des cheveux gris et une barbe, il leur tendit une carte d’identification avec un badge dans un étui de cuir. Vêtu d’un short blanc et d’une chemise fleurie, il était chaussé de sandales.

— Mes supérieurs m’envoient pour vous conduire à l’aéroport. Un avion vous attend pour vous mener à Washington.

— N’êtes-vous pas un peu vieux pour jouer aux agents secrets ? demanda Giordino en lisant la carte d’identification.

— Nous autres, les vieux, mais encore bons à quelque chose, pouvons passer plus inaperçus que bien des jeunes !

— Où se trouve votre voiture ? demanda Pitt.

L’homme montra une petite camionnette Toyota peinte aux couleurs vives des taxis locaux.

— Votre carrosse vous attend.

— J’ignorais que la CIA avait fait de telles coupes sombres dans son budget, remarqua Giordino.

— On fait avec ce qu’on a !

Ils s’entassèrent dans la camionnette et, vingt minutes plus tard, embarquaient dans un jet militaire. Tandis que l’avion roulait sur la piste de la base militaire de Guam, Pitt regarda par le hublot et vit le vieil agent secret appuyé contre sa camionnette, comme pour confirmer que Pitt et Giordino avaient bien quitté l’île. Une minute après, ils survolaient cette île paradisiaque du Pacifique avec ses montagnes volcaniques, ses glorieuses cascades en pleine jungle et ses kilomètres de plages de sable blanc agrémentées de palmiers ondoyants. Les hôtels étaient pleins de Japonais mais les Américains n’étaient guère nombreux. Pitt continua à regarder le paysage tandis que l’avion survolait une mer turquoise et le récif de corail entourant l’île et ouvrant sur la mer.

Tandis que Giordino somnolait, il repensa au United States qui voguait quelque part sur l’océan en dessous de lui. Il se préparait quelque chose de terrible, une menace qu’un seul homme pouvait éviter. Mais Pitt savait, il était absolument certain, que rien, sauf peut-être la mort, ne pourrait détourner Qin Shang de son but.

Le monde est un endroit où les politiciens honnêtes, les buffles blancs, les rivières non polluées, les saints et les miracles sont rares, mais où les salopards pullulent. Quelques-uns, comme les tueurs en série, peuvent tuer 20 ou 100 innocentes victimes. Mais si on leur en donne les moyens matériels, ils peuvent en tuer bien davantage. Ceux qui, comme Qin Shang, possèdent une énorme influence, peuvent demeurer au-dessus des lois et payer des imbéciles meurtriers pour faire le sale boulot à leur place. L’abominable milliardaire n’était pas un général capable d’éprouver des remords pour avoir sacrifié mille hommes dans une bataille afin d’obtenir la victoire. Qin Shang était un psychopathe au sang froid, un assassin capable de boire une coupe de Champagne et d’apprécier un bon dîner après avoir condamné des centaines d’immigrants clandestins, dont des femmes et des enfants, à une mort horrible dans les eaux glacées du lac Orion.

 

Pitt se devait d’arrêter Qin Shang quelles que soient les conséquences, quel que soit le prix, voire même de le tuer si l’occasion s’en présentait. Il était trop impliqué pour limiter les dégâts. Il essaya de s’imaginer à quoi pourrait ressembler leur rencontre. Quelles en seraient les circonstances ? Que dirait-il à cet assassin de masse ?

Il resta longtemps immobile, contemplant le plafond de la cabine de l’avion. Apparemment, rien ne ressemblait à rien. Quel que soit le plan de Qin Shang, il devait être fou. Et maintenant, l’esprit de Pitt tournait à toute vitesse.

« II n’y a rien à faire, pensa-t-il enfin. Rien d’autre que de dormir pour oublier tout ça et voir les choses avec des yeux neufs en arrivant à Washington. »